Jean-Marie Gustave Le Clézio (2017). © Francesca Mantovani, Gallimard
Avers : des nouvelles des indésirables de J.M.G. Le Clézio

Un roman d’obédience humaine

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 20 février 2023 à 11:42

Avers est le titre de la première des huit nouvelles qui composent ce recueil. C’est aussi la face d’une pièce de monnaie en or, symbole de protection, qu’a léguée à Maureez son père, un pêcheur qui a disparu en mer dans l’océan Indien. Rudoyée par sa belle-mère, échappant aux tentatives de viol du compagnon de celle-ci, elle s’enfuit, s’invente une amie Bella, la prend pour confidente dans une langue qu’elle seule connaît et chante pour éloigner la peur. Voix merveilleuse, incroyable, qui la conduit au succès sans pour autant perdre sa liberté : complaintes des esclaves, chants de la révolte, des fugitifs, litanies et hymnes. Chemin lumineux : Chuche, une jeune fille enceinte qui vient de perdre son compagnon, rencontre un jeune Indien muet, torturé par des militaires. Tous deux parviennent à s’évader d’un camp d’enfants esclaves. Dans La Pichancha, une ribambelle de gamins des rues passent régulièrement la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Ils empruntent le réseau d’égouts, cherchent à éviter les policiers de la Migra et vont chaparder de la nourriture et… une paire de baskets roses hors de prix... La rivière Taniers, chanson douce et amère des temps margoze (temps de misère), berceuse que la grand-mère de Le Clézio lui chantait quand, enfant, il se réfugiait dans la cave à Nice lors des bombardements. Transmise par Yaya la nourrice créole, elle parlait des esclaves échappés, pourchassés qui, arrivés au bord d’un vide, ouvrant les bras, « s’envolaient dans l’azur ». Fantômes dans la rue : l’un d’eux est un SDF, ancien conseiller aux ressources humaines chez Renault, entreprise qu’il a quittée, les ouvriers maghrébins, hommes et femmes, étant tous appelés « Mohamed » ou « Fatima » ou encore « Couscous-tapis ». Ce récit insolite plonge au cœur du réel : le narrateur est une caméra de surveillance mue par un désir insatiable d’affection. Enfants livrés à eux-mêmes qui fuient les sévices, la guerre, la police des frontières, les marchands d’esclaves, le fanatisme religieux, enfants magnifiquement insoumis qui refusent de se résoudre à un seul destin. Réfugiés, clandestins, SDF… ceux qui les croisent les ignorent ou s’en éloignent… Le Clézio, bousculant notre indifférence, s’attache à les extraire de la marge où la société les relègue, à leur rendre une présence dans ce monde. On s’aperçoit dès lors que chaque être, exclu ou invisible, est infini. Il nous plonge dans le vif aigu des déchirures de l’exil, de la précarité et du dénuement qui voit de temps en temps une main accueillante : réalité parsemée d’épiphanies de grâce, de musiques métissées, entre égoïsme et générosité, irritation et altruisme. Quelles peurs ces crispations identitaires cachent-elles ? À toi lecteur, sang mêlé comme nous le sommes tous dans une Europe qui a connu le frottement des corps et des cultures, de réaliser que ta vie se construit autant que tu la construis dans le regard et le miroir des autres.

Éditions Gallimard, 224 pages, 19,50 €.