Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi

Un roman graphique qui raconte la réalité de la désindustrialisation

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 4 juin 2021 à 15:59

Benjamin Carle, journaliste et réalisateur, entend parler de la GM&S, usine de sous-traitance automobile (Renault et PSA) installée à la Souterraine dans la Creuse, en 2017 quand les ouvriers menacent de la faire sauter pour empêcher sa liquidation. Il décide de s’y rendre pour comprendre ce qui se cache derrière les annonces de fermeture de sites industriels. «  Je voyais un mélange de détresse et de détermination chez ces ouvriers et je ressentais un sentiment étrange, ce qui se passait ici n’était pas normal, pas logique. »

Enquêter, écrire

Benjamin se plonge dans les archives et les données économiques (l’usine a été créée en 1963 dans le cadre d’une décentralisation des activités hors de la région pari- sienne). Il recueille les témoignages du premier patron, des ouvriers et des délégués syndicaux, les quatre leaders de la lutte. Ce bastion industriel a connu, en 57 ans, neuf changements de noms et de propriétaires à la suite de plans économiques dits sociaux, rachats par des repreneurs (dont deux adoubés par PSA) attirés par les subventions, toujours accompagnés de nouveaux licenciés. La semaine dernière, les ouvriers de la fonderie MBF de Saint-Claude ont eux aussi menacé de la faire sauter si la seule offre de reprise n’est pas validée par le tribunal de Dijon. Les banques qui, selon leurs publicités, affirment aider les entreprises en difficulté, ne veulent pas avancer le même demi-million d’euros que le repreneur. Triste exemple d’une politique qui choisit ses cibles. Quant à la GM&S, lorsque les ministres s’en mêlent, comme Bruno Le Maire, c’est pour accuser le délégué syndical de mentir et soutenir que «  l’État a tenu ses engagements, que tous les salariés ont eu, soit une offre de reclassement, soit un emploi, soit une formation ». La réalité est tout autre : sur les 157 licenciés, 120 n’ont rien. De plus, l’État et les constructeurs avaient promis 25 millions d’euros de commandes, seuls 12 ont été accordés. La Souterraine est loin d’être un cas isolé. Ce récit d’investigation met en lumière la désindustrialisation de la France ; depuis 2000, les sites à « restructurer » sont légion (Vienne, Yvelines, Châtellerault, Caen, Ponts-de-Cé, Auxerre, Grenoble...). Dans toutes ces entreprises, le futur se lit avec les mêmes mots : fermeture, incertitude, chômage. Produire ailleurs à moindre coût se traduit par un pays amputé. Les déclarations des directions, des ministres concernant la mondialisation, relayées par des médias bienveillants et répétées à satiété vont dans le même sens : c’est inexorable. Pour la majorité de l’opinion publique insuffisamment informée, c’est synonyme d’acceptable. Le cynisme libéral véhicule son propre style de violence dont il détient le monopole de longue date.

Dessiner ces vies en bleu

Trente ans d’une vie ou plus et la rupture brutale... Passer du reportage au roman graphique n’est pas chose aisée et même périlleux. Dans Sortie d’usine préalablement documenté, enraciné dans la réalité d’aujourd’hui, Benjamin Carle et David Lopez, en proposant un nouveau mode de traitement et d’analyse de l’entreprise, parviennent à revitaliser l’enquête sociale. Comme son collègue journaliste, David Lopez a passé de nombreux jours parmi les GM&S pour respecter la personnalité de chacun d’eux et pour coller à leur manière de se comporter. Il a réservé le noir et blanc pour les retours en arrière et les cou- leurs pour le présent, croquant l’instant, attentif aux détails qui constituent, sous l’ordinaire des jours, le tissu de la vie de ces ouvriers qualifiés transformés en précaires, en chômeurs. En variant le cadrage ; il a su impulser un rythme et rendre au vécu quotidien sa dynamique. Une histoire de France à petite échelle mais à grande portée. De la belle ouvrage.