« La plus belle avenue du monde » explorée par Ludivine Bantigny

Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 2 juin 2020 à 16:57

Haut lieu de la légitimation du pouvoir, de la puissance de l’argent et de l’étalage du luxe, cette avenue l’est également du creusement des inégalités et de la contestation, des sans-culottes aux Gilets jaunes.

Historienne spécialiste des mouvements sociaux et des engagements politiques, Ludivine Bantigny étudie l’évolution de cette artère phare depuis sa création par Louis XIV à la présidence Macron. Hier des Tuileries à Versailles, aujourd’hui de la place de la Concorde à l’Arc de Triomphe... Les Champs-Élysées ont été de tout temps un espace à vocations multiples : lieu de célébration militaire (défilé du 14 juillet), d’affirmation de puissance (les Cosaques, les Prussiens et les Allemands s’y installent en 1815, 1870 et 1940 ; dans les années 1930, les ligues patriotiques et fascistes en font leur point de ralliement), d’événements historiques (défilé de la Libération en 1944, 11 novembre 1918 et 8 mai 1945) ou de manifestations comme celle du 17 octobre 1961 des Algériens avec femmes et enfants pour protester contre le couvre-feu discriminatoire et qui est réprimée avec violence, massacre d’État transformé en mensonge d’État. Ils ont connu par ailleurs des rassemblements festifs (lors des victoires en Coupe du monde de football en 1998 et 2018), des cortèges funèbres gigantesques comme ceux de Victor Hugo et de Johnny Hallyday, ce dernier ordonnancé par Jupiter, mais ils furent aussi victimes d’attentats meurtriers en 1986 et 2017.

D’un regard l’autre

Ludivine Bantigny nous invite, en changeant de point de vue, à passer de la mythologie et de ses superlatifs à la réalité pour découvrir un espace contrasté, générateur de tensions. Dès son ouverture, dédié à la promenade et au divertissement dominical, il fut à la fois aristocratique et populaire : nobles et gueux s’y croisaient, monde social inégalitaire qui persiste. Aujourd’hui, les jeunes des banlieues y viennent, attirés par cette « galerie marchande à ciel ouvert  », magasins de prêt-à-porter et de restauration rapide ayant élu domicile au côté pair. Sur le trottoir impair, une clientèle fortunée déconnectée de la réalité sociale ignore les touristes et gens modestes qui y déambulent ainsi que ceux qui travaillent dans les restaurants chics, les employés des banques et sociétés cotées en Bourse et le personnel des palaces auquel il est intimé de se rendre invisible. Tous ces sans-grade, anonymes « se lèvent le cul » et ne voient pas le moindre signe de ruissellement sur cette avenue où le prix des immeubles et des nuits d’hôtel atteint des sommes faramineuses.

Ludivine Bantigny, historienne spécialiste des mouvements sociaux et des engagements politiques offre une analyse des Champs-Élysées en tant qu’espace social et politique dans son livre intitulé « La plus belle avenue du monde  ».
© Hervé Thouroude

L’envers du décor

Les Champs-Élysées n’ont aucun secret pour l’auteure qui explore ce qui est délibérément caché. S’appuyant sur d’abondantes archives (ville, police, actes notariés, syndicats, partis politiques, associations, mémoires, journaux, pamphlets) et entretiens (femmes de chambre, portiers, balayeurs...), c’est une histoire des rapports sociaux qu’elle fait émerger et dans laquelle elle inscrit les faits divers qui, ainsi, ne se cantonnent pas dans l’anecdotique. Elle porte un regard qui a fait défaut durant des décennies, un regard débarrassé des clichés de l’hypertrophie de l’opulence. Nous sommes loin des « voies royale, de gloire ou sacrée » et autres louanges, coups d’encensoir débités par les médias, les guides touristiques qui ne présentent l’avenue que sous ses habits d’apparat. Pour bien marquer son pas de côté par rap- port à ces présentations exagérément flatteuses, si l’auteure consacre son dernier chapitre, intitulé « Un théâtre d’affrontement. L’avenue du soulèvement », au mouvement des Gilets jaunes qui traduit une angoisse sociale et un désir de démocratie directe, elle demande dès l’introduction si les Champs, ne sont pas devenus en ce 16 mars 2019 la plus rebelle avenue du monde. « Qui l’eût cru ? » : l’auvent aux lettres dorées du Fouquet’s est la proie des flammes. Outrage, sacrilège... pour le chef de l’État, « c’est la République qui est prise pour cible ». Comme la brasserie de prestige s’est entourée d’un fourreau cuirassé comme d’un « sarko-phage », notre président est bien dans la lignée d’un de ses prédécesseurs. Cette chronique de l’avenue des Champs-Élysées qui comble une lacune dans l’histoire de la capitale est infiniment plus riche que sa renommée. Il faut savoir gré à Ludivine Bantigny de nous la restituer sans angle mort, avec tant de science et de plaisir d’écriture déployée avec allant et force de persuasion.

« La plus belle avenue du monde » - Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées, Ludivine Bantigny, éditions La Découverte, Cahiers libres, 288 pages, 70 illustrations, 21 €.