Cathédrale par Cardon

Une vie en dessins

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 24 décembre 2020 à 11:43

Témoignage d’une vie transcendée par l’imaginaire, ce livre monument convertit l’architecture en géométrie poétique.

Né au Havre en 1936, Cardon fut d’abord ouvrier à l’Arsenal de Lorient dès l’âge de 15 ans et, effectuant son service militaire à Toulon, il fréquente l’école des Beaux-Arts, s’intéresse à la lithographie et à la gravure. Arrivant à Paris, il rencontre la bande qui crée Hara-Kiri (Wolinski, Cabu, Topor, Cavanna), publie des dessins (Bizarre, Siné Massacre, l’Humanité) et de 1970 à 1979 des BD (Charlie Hebdo, L’Écho des Savanes), d’autres, politiques (Politique Hebdo, l’Humanité Dimanche). Depuis 1974, il est fidèle au Canard Enchaîné.

Reflets dans un œil d’homme

Cardon fut marqué par une image d’enfance, celle de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris. Choc esthétique et émotionnel, il n’a cessé de la dessiner. Il y déambule, un sac de marin sur le dos. La réunion des planches est devenue une sorte de journal de sa vie, un long poème graphique qui déroule souvenirs, cauchemars et obsessions. L’un d’eux se situe pendant la guerre, sa tante qui l’a élevé l’a emmené voir les pendus de Rostronen et un résistant torturé par les Allemands, déposé moribond chez un médecin. Alors que Victor Hugo dans son roman évoque la mythique Ananké, personnification de la destinée, de la fatalité, Cardon rejette cette notion, les tortionnaires sont les nazis. Quant à l’espèce d’énorme lombric qui se déroule sous la voûte de la cathédrale, il rappelle un garçon maladif qui, un jour à la récréation, a vomi un long ver rouge. Fascination et effroi, c’était un ténia ; en ces années 1940, leurs œufs pullulaient dans la terre et les enfants qui jouaient les emportaient sous leurs ongles. Le souvenir d’un refuge chez les sœurs pendant la guerre et celui d’une grand-mère catholique toute de droiture et de générosité lui inspirent le personnage de Jésus qui arrive chevauchant sa croix comme un migrant sur un radeau et qui, saisissant Cardon au vol, lui permet de s’extraire d’une des impasses de ce monument que Cardon dessine sans fenêtres (rappel de la construction de sous-marins à Lorient), véritable labyrinthe vertigineux d’abrupts, de couloirs et de plates-formes au bord du vide. Le Christ et Cardon se quittent en se saluant. Plus tard, on retrouve Jésus sous perfusion, assis dans un transat où il a accroché sa couronne d’épines et ayant épinglé au mur une feuille avec l’inscription « Basta », un Christ qui n’a peut-être plus envie de se sacrifier.

Chronique des temps qui courent

D’une génération à l’autre, se tisse une mémoire. L’Histoire est présente : cadavres de Communards exposés dans leurs cercueils (reprise de la photo de Disdéri), un couple de bourgeois, haut de forme et ombrelle, passe indifférent. Des hommes politiques « défilent » jusqu’à nos jours : Pétain distribuant à des enfants des ballons marqués Vél d’Hiv, Drancy, Beaune-la-Rolande, Staline et de Gaulle marquant leur territoire à leur façon, de leur « encre » intime, un Trump carrure d’armoire disloquée et vide, hormis un lot de cravates « m’as-tu-vu ». L’ouvrage qui « relève du monument et de la geste testamentaire », élève le noir et blanc au rang de couleurs : 120 dessins grand format, d’une densité picturale extrême, foisonnement de lignes qui s’entrecroisant, octroyant au minéral l’allure d’une nature proliférante. Cette cathédrale est peuplée de personnages « revêtus » d’une trame de traits serrés, sorte de fin lainage. Des hommes souffrent, d’autres les regardent tomber tandis que certains cherchent à s’arracher et transformer leur vie. Ainsi dans ce dédale architectural implacable, on trouve l’expression d’une liberté qui rend les êtres réfractaires à tous les enfermements. S’appuyant sur un graphisme hachuré, clair obscur entre ombres et percées lumineuses, Cardon relate son parcours et les événements historiques qui l’ont marqué et façonné, passant du « livre de pierre » à un livre de vie. Et Charlot s’apprête, à l’aide de sa canne, de faire un croc-en-jambe à la Grande Faucheuse.

Cathédrale par Cardon, éditions Le Monte-en-l’air et Super Loto, couverture cartonnée, 32 x 25 cm, 30 €.