L’Oiseau bleu d’Erzeroum de Ian Manook

Vertige de la sauvagerie et actes de renaissance

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 24 juin 2021 à 19:06

Un roman évoque le génocide arménien perpétré en 1915 et que la Turquie s’obstine à ne pas reconnaître.

En Arménie turque, deux sœurs, Araxie, dix ans, et Haïganouch, six ans, échappent au massacre grâce à l’intervention d’une vieille dame qui affirme à un officier turc être leur grand-mère. Lors de leur déportation vers le désert de Deir ez-Zor, elle négocie leur vente comme esclaves, un médecin turc les destinant à sa fille Assina, quinze ans, qu’il marie à un homme âgé qu’elle n’a jamais vu. Les trois filles devenues complices veulent échapper à ce qui leur est imposé. Parvenir à survivre pour pouvoir enfin vivre : nous suivons leur destinée ainsi que celle d’autres personnages inspirés plus ou moins librement de personnes ayant existé.

La vie à vif

Ian Manook a construit son roman à partir des récits que sa grand-mère (Araxie) lui a faits quand il était enfant, des réponses qu’elle lui a données quand il était plus âgé ainsi que des témoignages d’Arméniens. Il donne littéralement à voir, à ressentir l’horreur des massacres et il a l’immense courage d’en livrer les détails, même les plus atroces (zones d’abattage, exactions commises par des hommes transformés en bêtes sanguinaires). Comme le génocide est souvent réduit à des chiffres, son roman montre ce qu’il y a derrière ces chiffres, crimes abominables d’une pesanteur suffocante. Comment dans de telles situations, des enfants ont-ils pu devenir des adultes ? Les premières pages sont terrifiantes, prose hallucinatoire, telle cette scène ineffaçable d’une jeune femme se baignant dans une eau fraîche et limpide qui voit brutalement tomber sur elle des monceaux de cadavres, corps amputés, têtes coupées, un moment bloqués en haut de la cascade ; tétanisée, elle n’en sortira pas. Ce récit poignant d’une radicalité violente sait aussi se faire paisible, cristallin et enjoué comme lors des jeux et des rires des trois jeunes filles et de leur devenir au cours des décennies suivantes, leur arrivée en France. L’auteur, brassant une vaste matière factuelle et accompagnant la diaspora arménienne, entraîne le lecteur dans l’histoire de l’Europe de 1915 à 1939 : gouvernements occidentaux silencieux sur les massacres, leurs reculades successives face aux coups de force d’Hitler, relations entre le régime nazi et la Turquie, France des années 1930, du Front Populaire et des lois sociales, URSS stalinienne. Qu’en est-il du petit oiseau bleu gravé entre le pouce et l’index et qui prend son envol ? Un roman riche comme la vie elle-même et tout aussi dur qu’elle.

L’Oiseau bleu d’Erzeroum de Ian Manook, éditions Albin Michel, 544 pages, 21,90 €.