1 bis, quai des Métallos d’Alain Rustenholz

Vies à découvert et pics épiques d’une époque

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 20 août 2021 à 12:17

Georges, né en Alsace dans une famille de métallos, a épousé Lucienne, une Sarthoise, et c’est à Marseille que le récit commence. Georges, électricien sur les navires en cale sèche, devient marin sur la ligne d’Indochine et pense s’enrichir par le trafic des piastres. Les voyages sont longs et Lucienne enchaîne les grossesses d’escales. La vie des gens modestes, des gens de peu comme les nomme Pierre Sansot, des anonymes auxquels l’Histoire n’accorde que peu de place, est rarement racontée. Alain, l’aîné de la famille, né en 1948, l’auteur du roman, rend aux siens l’histoire qu’ils ont vécue, les extrait du silence. Dans l’épilogue, il relate une anecdote rapportée par George Sand en 1851 : un cantonnier est venu lui demander de le « mettre dans ses comédies, pour que, dans mille ans, les gens sachent qu’il a vécu ». Anecdote qui est une mise en abîme de ce qu’il a fait pour sa famille et ses proches. Mais lui, fils d’ouvrier ayant accédé dans les années 1950 aux études secondaires, n’est pas un inconnu, auteur d’une vingtaine d’ouvrages parmi lesquels Paris ouvrier, Les Grandes luttes de la France ouvrière, De la banlieue rouge au Grand Paris.

Le peuple en murmure et en éveil

Un historien délaisse l’écriture universitaire et reconstitue le corps et la voix du peuple, ceux de sa famille et de ses relations, de l’après-guerre à 1962 et ce au gré des déménagements : quartier de la Gavotte à Marseille, HLM de la Cité Drouot à Mulhouse, La Ricamarie près de Saint-Étienne, cité du charbon et des forges et banlieue parisienne entre Clichy et Levallois. Histoires individuelles reliées entre elles et aux événements politiques, devenues dès lors histoire collective. Sont évoqués, entre autres, les tickets de rationnement, les guerres d’Indochine et d’Algérie, le procès des Malgré-Nous, Alsaciens incorporés de force dans les armées du Reich et responsables du massacre d’Oradour-sur-Glane, la nationalisation du canal de Suez et l’opération militaire de la France, la Grande- Bretagne et Israël contre l’Égypte, le 13 mai 1958, les discussions qui vont aboutir aux accords d’Évian... et les réactions des Français, des partis politiques, des syndicats - manifestations, grèves - et des médias de tendances différentes. L’auteur n’oublie pas les événements sportifs (Tour de France avec Anquetil, Charly Gaul, football au stade Geoffroy-Guichard) et culturels (radio avec le « Quitte ou Double », crochet radiophonique, films des claquettes de Fred Astaire au tournage en Alsace de Jules et Jim, revues féminines et bandes dessinées, chansons et colonies de vacances). La vie comme elle passe, comme elle est passée... captée, retrouvée avant que le temps ne l’évacue. Des petits faits arrachés à leur insignifiance apparente restituent à chacun sa part de vie. Alain Rustenholz explore ces années 1950 sans passéisme, redonne des couleurs à ses souvenirs et ranime son enfance : un perpétuel éveil au monde réel. Le lecteur prend plaisir à s’introduire au sein de ce travail de souvenance labyrinthique qui conforte l’essence du romanesque dans le plus exigeant du réalisme documentaire, ancré dans le quotidien, au plus près du concret.

1 bis, quai des Métallos, Alain Rustenholz, éditions La Déviation, 340 pages, 22 €.