Les Sources de Marie-Hélène Lafon

Vies immobiles, certaines trop longtemps

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 6 janvier 2023 à 16:02

Juin 1967, une ferme isolée dans la vallée de la Santoire en plein Cantal, achetée par un couple en 1963 qui s’est marié en décembre 1959. Trois enfants, Isabelle dès novembre 1960 suivie par Claire et Gilles ; trois enfants en trois ans, trois césariennes… Depuis la mère grossit, elle est lourde et, du matin au soir, rivée aux tâches domestiques. De plus, les employés, un vacher, un commis, une bonne ainsi nommée, doivent avoir ce qu’il faut à table. Un quotidien sans aucune marque de considération de la part du mari. Un couple qui n’a rien de conjugal, qui ne connaît pas le mot affection. Lui, il est l’homme qui décide, qui seul conduit la voiture et qui cogne. Elle, cache sous sa jupe, les bleus, les traces des roustes, des dérouillées comme il les appelle ; violence persistante, latente puis explosive. Elle se tait car « les gens savent tout dans ces petits pays ». Jours ordinaires ! Ce qui l’enserre, la mine, elle semble avoir résigné son existence jusqu’au jour où elle réalise qu’il n’y a plus rien et un matin, part avant le funeste coup de trop.

Soldes de tout compte

Lui, la voit toujours enceinte, « de plus en plus énorme et molle », un poids mort, un boulet : elle n’est pas à la hauteur de ce qu’il attend de l’épouse d’un agriculteur doté d’une riche ferme qu’il veut voir grandir. Un couple en état d’implosion, une cellule rongée de l’intérieur… Comme elle a quitté le foyer, emmenant ses enfants, le divorce prononcé en 1970 ne lui accorde que la pension alimentaire pour ses enfants. Lui, le père, l’époux, l’homme, reste « seul en son fief ». Les personnages de Marie-Hélène Lafon reproduisent inconsciemment, et parce que c’est ainsi, le comportement de couples des générations précédentes, ressassant à satiété la même implacable usure, la même défaite : pratiques patriarcales d’un côté et silence contraint de l’autre. Le long cri muet de la mère à l’extrême de la douleur et de l’angoisse ne sort pas. Seules quelques brèves plages de bien-être entre les trois enfants et leur mère qui les regarde, interrompent le vide qui se creuse. Cet espace lourd de ressentiments prend corps par moments au creuset d’une écriture qui, en lieu et place d’un flux tour à tour doux et sombre, épouse le mouvement d’exténuation de l’air se raréfiant jusqu’à l’insoutenable. Octobre 2021, Claire, âgée de 59 ans, revient là où elle a passé les cinq premières années de sa vie et les deux semaines par an entre six et dix-sept ans. « Elle préfère le mot source au mot racine » : la cour, l’érable dans lequel grimpait Isabelle, la balançoire où elle rivalisait avec son frère… Elle écoute la Santoire… Elle a rendez-vous avec le notaire, la maison est vendue. Éditions Buchet-Chastel, 128 pages, 16 €.