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Emmanuel Michel, journaliste à M6

Témoigner sur la guerre en réalisant des reportages à hauteur d’homme

Publié le 29 avril 2022 à 11:47

Grand reporter et journaliste reporter d’images (JRI) pour M6, au bureau de Lille, Emmanuel Michel était en Russie juste avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Il est allé dans le Donbass puis à Kiev. Interrogé par le Club de la presse des Hauts-de-France, il raconte ce qu’il a vu et comment il conçoit son métier sur des zones de guerre et, plus généralement, sur les terrains difficiles. En rappelant l’importance du témoignage journalistique.

  • Dix jours avant l’invasion de l’Ukraine, vous étiez en Russie, puis vous vous êtes rendu à Donetsk, dans le Donbass. Racontez-nous.

L’objet de ce voyage était de couvrir l’actualité en Ukraine à ce moment précis. Cela faisait déjà plusieurs mois que les troupes russes étaient rassemblées autour de l’Ukraine et une attaque imminente était annoncée par les renseignements américains. Il y a une guerre dans le Donbass depuis 2014, dans la zone séparatiste où il y a, depuis huit ans, deux républiques séparatistes auto-proclamées, Donetsk et Lougansk. J’étais présent en 2014 et 2015. C’étaient les débuts du groupe Wagner. Quand je suis parti cette année, il y avait une équipe de RTL qui se trouvait dans le Donbass ukrainien, et nous, l’équipe de M6 (avec Cyrielle Stadler) voulions nous rendre dans le Donbass séparatiste. Nous voulions jouer à l’antenne ces deux côtés pour informer autour de ce qui se passait là-bas. Mais c’était avant la guerre.

  • Dans quel état d’esprit partez-vous dans un pays qui se prépare à envahir son voisin ?

Notre objectif était de nous rendre chez les séparatistes à Donetsk. À ce moment, nous avons toutes les autorisations. Mais en fait, les séparatistes ne nous laissent pas entrer et on ne comprend pas pourquoi. On est cinq jours avant la guerre mais on ne sait pas encore qu’il va y avoir la guerre. Du coup, nous sommes bloqués en Russie. Nous décidons alors de faire un reportage sur le fait que les habitants de Donetsk peuvent venir en Russie. Ils y viennent notamment pour retirer de l’argent parce que dans le Donbass c’est compliqué. Ils viennent aussi pour toucher des aides russes. Nous commençons à raconter que les Russes distribuent des passeports aux habitants du Donbass séparatiste, ce qui est une manière de coloniser. Et là, nous nous faisons arrêter par la police russe. Nous sommes placés en garde à vue par des hommes en arme. On nous explique que nous n’avons pas le droit de filmer. En même temps, nous commencions à être surveillés par la police. Nous sommes jugés et condamnés à une amende symbolique de 1 000 roubles. Cela montre que nous sommes empêchés de travailler. Quand on est en Russie, il n’y a pas plein d’histoires à raconter. Il y a une histoire officielle.

  • De quelle façon, concrètement, vous empêche-t-on de travailler ?

Nous voyons les convois militaires arriver dans la zone, dans la région de Rostov où nous sommes alors. Ces convois passent les frontières séparatistes. Nous voyons les hélicoptères de combat. Nous comprenons qu’il se prépare quelque chose, mais nous sommes surveillés par la police et interdits de travailler. Quand on va en Russie, on a cette notion de se dire : vais-je pouvoir exercer librement mon métier ou pas ? On essaye mais c’est risqué. En l’occurrence, nous avons été muselés sur place jusqu’au début de la guerre. Mais à partir du début de l’attaque contre l’Ukraine, dès le lendemain de l’invasion, nous avons d’un coup obtenu l’autorisation de nous rendre en zone séparatiste.

  • Sur place, vous travaillez avec des fixeurs [1]. Comment choisir la bonne personne ?

Je suis parti avec une journaliste de M6, Cyrielle Stadler. Cela faisait un mois que nous préparions ce reportage. Comme j’y étais déjà allé en 2014 et en 2015, j’avais des contacts sur place. En 2014, j’avais travaillé avec une professeure de français ukrainienne qui n’avait jamais fait de fixing. Le problème est qu’il n’y avait pas de fixeurs dans la zone. Cela ne s’improvise pas. Cette fois, mon contact ne pouvait plus travailler, mais par ricochet, j’ai rencontré un autre prof de français. Il avait déjà été fixeur mais ce n’était pas son métier. Nous avons discuté au téléphone. Très vite, nous avons su poser les bonnes questions pour savoir jusqu’où on peut aller, si la personne a peur ou non, où elle peut nous emmener, etc. Et on tisse rapidement des liens de confiance.

  • Une fois sur place, quel accueil les habitants vous réservent-ils ?

Quand nous passons dans la zone séparatiste, le lendemain des premières attaques, nous comprenons que si nous n’avions pas pu entrer jusque-là c’est parce qu’il se préparait quelque chose. La presse qui était déjà sur place pouvait rester, mais personne ne pouvait entrer. Quand nous arrivons à Donetsk, nous sommes bien accueillis par les habitants. Bien sûr, les séparatistes nous posent au préalable de nombreuses questions. Il nous faut montrer patte blanche. Ils essaient de nous faire comprendre qu’il faut raconter la « vraie » histoire, c’est-à-dire leur version. Mais une fois sur place, nous travaillons librement. Concernant les habitants, il faut comprendre que ce sont des civils qui aspirent à la paix. Ils ont envie de nous dire ça. Donetsk est une ville qui est bombardée depuis huit ans. Elle n’est pas loin de la ligne de front et ce sont des bombes ukrainiennes qui tombent sur elle. Les habitants voient plutôt l’invasion russe comme, peut-être, une solution pour eux d’obtenir la paix. Mais cela ne veut pas dire : « On est pour les Russes. » Ils sont bombardés depuis huit ans et leur ville s’est vidée de la moitié de sa population, les familles sont séparées parce qu’elles sont des deux côtés de la ligne de front. Il nous ouvrent donc leur porte très facilement et ils veulent qu’on raconte leur vie et leur quotidien...

  • Comment réagissent les autorités russes et ukrainiennes ?

S’agissant des autorités séparatistes, elles nous laissent passer et nous laissent travailler. Avec les militaires, c’est différent. Ils contrôlent. Je ne dis pas qu’ils censurent, mais ils veulent avoir un œil sur le travail qui est fait parce que, encore une fois, ils veulent qu’on raconte leur version. Leur version consiste à dire que dans le Donbass séparatiste, c’est l’Ukraine qui agresse la population. L’armée russe, et les pro-russes, sont là pour défendre cette population de l’invasion ukrainienne. Les choses sont complètement inversées. Il faut donc avoir conscience que l’on est dans cette double narration de deux visions qui s’affrontent. Et nous, journalistes, nous devons raconter la réalité.

  • Comment faites-vous ?

Pour moi la solution est simple. On est avec les civils, à hauteur d’homme, avec les gens qui vivent là au quotidien. Quand on fait un reportage comme ça, on ne fait pas de géopolitique. On raconte simplement, on est témoin de ce qui se passe.

  • Face au danger de se faire tirer dessus, êtes-vous parfois tenté d’abandonner, ou d’attendre ?

Abandonner, il n’en a jamais été question. Avec Cyrielle, on s’entend bien, on a la même vision de comment on peut être sur le terrain. Nous avons tous les deux une famille, des enfants, nous partons sur des zones de conflit mais nous sommes là pour revenir, pour ramener des images. On jauge le risque en permanence. Il faut savoir que quand on va dans un endroit qui est chaud, dangereux, on y va pour quelque chose et pour un temps donné. Il ne faut pas que ce temps soit long. On s’approche un peu, on va dans un quartier qui est particulièrement touché parce qu’il est proche de la zone de front. On prépare, on sait où on veut aller, on sait qui on veut aller voir. On y va et en trente minutes on fait ce qu’il faut et on repart. Pour ce qui nous concerne, nous n’avons pas été menacés, nous n’avons pas été mis en joue. Cela m’est arrivé dans d’autres situations, dans d’autres reportages. Mais la notion de peur est très subjective. Les bombes tombent tous les jours. Tout ce qu’on peut maîtriser, nous le maîtrisons. Mais on ne sait pas où vont tomber les bombes.

  • Peu après ce reportage dans le Donbass, vous repartez en Ukraine. Comment ça se passe ?

Quand nous partons à Kiev avec ma collègue Cyrielle Sadler et un autre confrère de M6, Guillaume Brunero, nous retrouvons le son des bombes et des tirs sauf que là, on est dans une ville qui ne vit ça que depuis quelques jours. Pour nous y rendre, il n’y avait plus d’avions. Nous nous sommes rendus à la frontière polonaise où nous avons récupéré notre fixeur et nous avons pris la route. Cela nous a demandé trois jours au lieu d’une journée en temps normal.

  • Et alors, une fois sur place ?

Nous arrivons à Kiev deux semaines et demie après le début de la guerre. Les Russes sont au nord de la ville et essaient de l’encercler. Mais ils sont en difficulté. Kiev se prépare à un siège. Le son des bombes est quotidien, régulier. Le soir il y a un couvre-feu et on entend le son des bombes, des tirs et des combats de rue. C’est une ambiance très particulière et en même temps, une partie des gens qui sont restés à Kiev ont un esprit de résistance. Du coup, quand on est journaliste, on va les voir, on raconte leur histoire et on est aussi porté par ceux qui restent et ce pourquoi ils sont restés. Il faut avoir conscience de ça : on peut être porté par eux. Cette violence extrême a pénétré leur quotidien, l’intime de leur vie, mais ils continuent à vivre là et ont envie de se défendre. Il y a là-dedans quelque chose de galvanisant et qui donne pleinement sens à notre présence sur le terrain.

  • Les morts de Boutcha, dont on a vu les images, ont été présentés par les autorités russes comme une manipulation. Vous-même avez été témoins d’exactions ?

Ces images qu’on a vues de Boutcha, les journalistes ont pu les faire parce que les Russes s’étaient retirés de la ville ou d’autres villes comme Hostomel. Les journalistes, accompagnés des forces territoriales ukrainiennes et de l’armée, ont découvert ces massacres, ces exactions. Au moment où nous sommes à Kiev, ces zones sont des zones de la ligne de front, on ne peut pas y aller. Mais nous avons vu des morts à Kiev dans des bombardements. Nous sommes notamment allés sur le bombardement du supermarché dont on a beaucoup parlé. Forcément quand on va sur ces terrains, on est confronté à la mort. Une guerre c’est violent, ça tue, ce sont les civils qui en paient le premier prix. Sur tous les terrains de guerre où je suis allé, des civils sont touchés. Pour moi, tout ce qui se passe, ce n’est pas une surprise. On sait que l’armée russe, dans différentes opérations militaires et guerres qu’elle a faites auparavant, a agi de la sorte. Les exécutions sommaires, les viols, les agressions sont utilisés comme armes de guerre pour terroriser la population. C’est un fait. Mes collègues, qui sont arrivés à Kiev après mon départ, ont ramené des images terrifiantes. En fait, le journaliste est sur le terrain et répertorie ce qui va sûrement être désigné, même juridiquement, comme des crimes de guerre.

  • La presse russe montre-t-elle ces images et comment parle-t-elle de ces scènes ?

Pour ce que j’en sais, elle montre ces images, mais elle les désigne comme de la manipulation en cherchant des preuves montrant que ce sont des fake news. Combien de temps vont-ils pouvoir mentir ? On verra. Pour avoir fait des sessions de reportage en Russie, je peux dire que la propagande russe existe bien ! Quand la presse est libre, elle est libre de raconter les histoires qu’elle veut raconter. Dans un État de propagande, il n’y a qu’une histoire que l’on peut raconter.

  • Comment revient-on d’un pays en guerre ?

Notre équipe a de l’expérience. Pour ce qui me concerne, je pars régulièrement sur des terrains difficiles, qu’ils soient ou non des zones de guerre. Je n’ai pas la prétention de faire autre chose que des reportages à hauteur d’homme. On est avec des personnes qui sont là, qui vivent avec le quotidien. Il nous arrive de tourner un peu avec l’armée, mais on est surtout avec les personnes sur le terrain. C’est du reportage. J’accepte d’être touché et bouleversé par ce qui se passe, je sais qu’en partant dans ces endroits je vais être marqué, je sais que je m’en souviendrai toute ma vie et je ne cherche pas à le cacher, à le nier. Je sais que ça va changer ma vie, même si ma posture de journaliste me protège.

  • De quelle façon ?

Le journaliste n’est pas spectateur, il est témoin, ce n’est pas la même chose. Être témoin, c’est choisir où on se place sur une scène quand on la filme, c’est se poser la question du comment je vais filmer. Vous parliez des cadavres par exemple : comment je les filme, comment je dois raconter ça après, comment je dois montrer les choses, comment je dois suggérer l’horreur etc. ? J’accepte complètement de revenir transformé. Mais il est indispensable d’aller sur place. Encore une fois, faire du reportage, ce n’est pas faire de la géopolitique. On est là pour raconter. En reportage, nous ne pouvons pas prendre la hauteur nécessaire pour, par exemple, étudier le mouvement des troupes. Mais il faut des journalistes qui soient témoins.

Entretien réalisé par Faouzia ALLIENNE-ABDOUH Pour le Club de la presse Hauts-de-France

Retrouvez l’entretien complet sur clubdelapressehdf.fr.

Notes :

[1Le fixeur, dans une zone à risque, accompagne le journaliste pour des traductions, indiquer les lieux sensibles et lui faire profiter de sa connaissance du terrain.