© Musée d’art et d’histoire du judaïsme
Dessins et peintures de Si Lewen

Noirs desseins mis à nu, hier et aujourd’hui

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 3 mars 2022 à 19:29

L’ouvrage en forme d’accordéon déploie deux parties qui se répondent dos à dos. D’un côté, les dessins de The Parade (Le Défilé) créés au lendemain de la guerre et publiés en 1957, ont été restaurés, des planches inédites rajoutées, complétant ainsi le récit. Au verso, Art Spiegelman, l’auteur de Maus, roman graphique fondé sur les entretiens qu’il a eus avec son père rescapé des camps de la mort, dresse l’Odyssée d’un artiste, une sorte d’autoportrait de Si Lewen (1918-2016) qui s’est tenu à l’écart des modes et de toutes les conventions. Il s’est servi des propos échangés lors de rencontres et des mémoires inédites de l’artiste pour mettre son œuvre prolifique en perspective dans l’histoire de l’art.

Peintre juif polonais, Si Lewen, fuyant l’Allemagne nazie à l’âge de seize ans, émigre aux États-Unis. Il s’engage dans l’armée américaine et se trouve à Buchenwald juste après la libération du camp. De retour, il délaisse rapidement les couleurs sourdes ou éclatantes mêlées de taches blanches et grises qu’il utilisait. Les souvenirs le hantent, meurtri par l’horreur concentrationnaire, il dessine fiévreusement Le Défilé, histoire sans paroles. Pourquoi, d’une génération à l’autre, le son du clairon et les roulements de tambours mobilisent les hommes, les entraînent à la guerre et aux cris haineux mortifères ? Une fougue les emporte, corps penché en avant et aussitôt enrégimentés au pas cadencé sous les acclamations d’une foule en liesse agitant des drapeaux.

S’opposer à la morsure des ténèbres

Rapprochée la parade devient de plus en plus compacte, saturant des pages enténébrées : fusils, baïonnettes, casques, étendards aux motifs agressifs (animaux aux gueules carnassières) occupent tout l’espace. Des gamins jouent au soldat, miment le défilé munis d’épées ou de fusils en bois… ils grandissent et sont enrôlés, passant des bras de leurs mères à ceux de la Grande Faucheuse. Cette culture de la guerre et de la haine, construction d’un imaginaire de l’opinion publique et tout particulièrement des enfants, prend corps dans la chair du papier. Une furia dévastatrice s’ensuit et sème la mort, chaque planche nous enfonce dans un univers d’abomination, de brutalité et d’horreur. Le noir s’étend, villes en ruines envahies par les rats, familles épouvantées qui fuient, cadavres de bêtes, alignement de pendus, mère et bébé chargés à la baïonnette, cohorte de mutilés, prisonniers comme vidés de leur chair enfermés derrière des barbelés… C’était hier, mais qu’en est-il des guerres et génocides depuis les années 1960 et en ce début de siècle ? Influencé par Frans Masereel, graveur sur bois dont les œuvres jouent exclusivement sur un contraste très marqué entre le noir et le blanc, Si Lewen introduit toutes les nuances du clair et du foncé, en grattant les espaces noircis pour que de cette profondeur obtenue surgisse une lumière. Signe annonciateur de quelle espérance ?

Nulle conformité aux usages

Dans l’Odyssée d’un artiste, Art Spiegelman évoque les peintres et graveurs qui ont influencé Si Lewen et ce qui le différenciait d’eux, outre Masereel, Picasso, Klee, le Goya des Désastres de la guerre et Orozco, muraliste mexicain adepte du réalisme social. Le poids du passé reste prégnant et donne naissance à des œuvres hallucinées. En 1960, Si Lewen réalise Un voyage (publié en 1980), l’histoire d’un homme qui, au cours d’une promenade en forêt, se heurte à un camp entouré de barbelés ; invité à y entrer, il est confronté à la mort omniprésente, il s’enfuit avant d’être arrêté, traduit devant un tribunal, condamné et brûlé dans un four crématoire. L’artiste inaugure une manière de présenter ses tableaux en les plaçant côte à côte pour qu’ils « parlent entre eux » et s’allument les uns les autres. Une conception sérielle novatrice. Dans la série Centripètes, une créature ondoyante se métamorphose sans cesse en personnages, paysages et s’éparpille en rochers, soleil, lune et galaxies avant de reprendre sa forme initiale. Si Lewen ira, avec La Procession, jusqu’à regrouper 1 800 peintures sur toile réalisées en collant des fragments découpés dans des œuvres antérieures. Plus de 150 reproductions de tableaux, planches ou panneaux de ces séries et d’autres comme Fantômes, Ève, La Longue Marche, Rondeau, réalisées au crayon, fusain, aquarelle, acrylique ou à l’huile, accompagnent les commentaires d’Art Spiegelman, aussi riches qu’il est nécessaire. Cette démarche sérielle adoptée par l’artiste traduit sa volonté de s’engager toujours plus profondément dans sa manière de concevoir un art ignorant délibérément le monde de l’art et le marché de l’art. Une exigence rare.

Si Lewen, The Parade (Le Défilé) et l’Odyssée d’un artiste, une édition d’Art Spiegelman. Catalogue de l’exposition au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris, jusqu’au 8 mai. Éditions Flammarion, relié en coffret, 209 x 294 mm, 150 pages, 65 €.