Mania vient de me quitter. Seul dans La Chope, ne reste d’elle que sa tasse d’Irish coffee sur le comptoir. J’ai pourtant la sensation d’avoir rencontré dix artistes. Mania est plusieurs. Mania, c’est du bagout, une vie mouvementée, de la passion. Mania est l’art et la culture sans frontières, où tout s’entremêle, où tout fait poésie et sens. Difficile de faire un portrait sans se perdre dans le baroque d’une vie riche. Voilà ce que je me dis en relisant mes notes. « Mes grand-parents étaient polonais. Un grand-père cocher à Cracovie, croisant une très jeune fille qu’il veut épouser. Difficile sans argent. Il part en France, y devient mineur, et revient un an plus tard, comme promis, pour se marier. Retour en France, mine de Courrières et mort prématurée par la silicose. » Elle me parle de son père aussi. « Il était commercial et se passionnait pour la culture, le théâtre, le jazz, les humoristes, la chanson réaliste. En tant que Polonais, il pensait que ce milieu lui était interdit. J’allais avec lui à Paris aux musées, à l’opéra qu’il détestait, contrairement à moi. Il a toujours voulu s’intégrer, détestant la Pologne qu’il voyait comme une terre opprimée par le grand-frère soviétique. » Je relis mes notes. Complexe de la polonaise à l’école, sa timidité, puis son envie d’être chanteuse, mais toujours ce refus familial, ce déni de ce qu’elle est vraiment. « Ce qu’on lui avait refusé, mon père faisait pareil avec moi. À 16 ans, j’ai été malade de ne pouvoir faire ce que je voulais. À la fac, j’ai fait du droit en histoire de l’art. » Voilà comment je pourrais résumer très rapidement cette en- fance. Dans mes notes, j’y vois qu’elle chantait dès qu’elle pouvait. J’y vois que Mania a commencé comme médiatrice culturel au Musée des Beaux-arts de Lille. C’est ainsi qu’elle rencontre Roger Frezin. Suivent alors 27 ans de vie commune avec lui. « Déjà, je voulais être une diva, ne pas suivre un partition. Je voulais être libre. » Je relis dans mes notes ce moment où elle lui montre ses dessins, Roger lui disant qu’elle doit continuer en l’invitant à venir travailler chez lui. Elle fait des conférence d’histoire de l’art, peint, se sentant soutenue par cet artiste rebelle et reconnu. C’est aussi sa première exposition à la Galerie Storme, ses premières ventes, cette confiance en elle pour aborder tous les domaines de l’art. « J’ai toujours pratiqué le pastel gras, des natures mortes, puis des collages faits de tissus, dentelles, boutons, proche de l’univers de Niki de Saint Phalle. » Elle semble remercier tous ceux qui l’ont soutenue : « Ceux qui m’ont ouvert un monde qui m’était inaccessible en tant que femme d’origine polonaise, comme Dominique Szymusiak qui m’a proposé une expo personnelle au musée Matisse. » Elle chante toujours, quand elle peut, quand on lui demande. Elle pratique aujourd’hui des collages numériques. Rien d’académique dans son travail. De là vient sans doute sa curiosité pour les pratiques marginales. Coup d’œil sur mes dernières notes : « J’avais des comptes à régler avec les interdits qui m’étaient imposés. Ma mère était audacieuse, combative. Je n’ai pas été boostée par mes parents. En revanche, ils m’ont transmis leur énergie, leur volonté d’être eux-mêmes. » Puis ces mots essentiels : « L’histoire de l’art m’a appris à regarder l’art de façon humaine, avec cœur, intelligence et sensibilité. C’est ce que l’on doit conserver. » Mania partie de La Chope, ne reste de la diva qu’un grand vide, une tasse d’Irish coffee, un silence pesant et trop de notes inexploitées.