© Gérard Rouy
Jean-Paul Souvraz

Un goulu joyeusement désespéré de la peinture

par Gérard Rouy
Publié le 16 septembre 2022 à 13:45

Né à Lille et aujourd’hui installé à Coudekerque, s’inspirant dans des nuances mates des grands maîtres de la Renaissance et des expressionnistes allemands, il crée les scènes de vie d’un petit théâtre personnel fantasmagorique, aux paysages délabrés où vivent ses personnages biscornus et oniriques.

Quels sont tes débuts ?

La plupart des tableaux, c’est des mises en scène qui parfois changent dans ma tête, je ne sais jamais au départ ce que je vais faire. Ça a vraiment commencé en pensée dans mes nuits d’insomnie quand j’étais petit. J’habitais Bourges à l’époque et quand je rentrais de l’école maternelle, il y avait la cathédrale de Bourges, j’étais fasciné par les gargouilles, il pouvait pleuvoir, je faisais le tour à chaque fois… Puis j’ai découvert un peu plus tard l’expressionnisme allemand, la peinture flamande, la peinture hollandaise, la peinture italienne aussi. Quand j’étais jeune, ma mère m’avait emmené en Italie où j’ai vu des œuvres de peintres du Quattrocento [1] comme Piero della Francesca, et j’avais remarqué que les peintures ne brillent jamais. C’est de la peinture à frais, à l’eau avec des pigments et des mélanges de colles, j’ai essayé de refaire ça, j’aime cette technique de la matité, je pense que les vernis bouffent le travail…

Quels sont les peintres qui t’ont marqué ? Il y en a un qui n’est pas connu en France, c’est Maryan [un peintre figuratif expressionniste juif d’origine polonaise, rescapé de la Shoah et infirme], je suis retourné il y a 7-8 mois à Paris voir une expo qui lui était consacrée au Musée de l’art juif. Ainsi que les expressionnistes allemands comme Beckmann, Otto Dix, Kirchner, Nolde, le peintre et graveur Erich Heckel… et un expressionniste autrichien que j’aime beaucoup, Oskar Kokoschka. Mais la peinture que j’ai faite est beaucoup moins violente, je m’amuse à faire créer des pièces de théâtre, je crée mon petit monde, souvent ce sont des sujets qui me retraversent l’esprit, que j’ai vécus dans l’adolescence, ou la nuit dans les insomnies. Dans les tableaux, je place les personnages, où je mélange toujours l’homme et l’animal, je me sens proche de l’animal. Quand la toile arrive, je commence toujours par faire le fond entier en monochrome, souvent c’est ocre rouge, c’est souvent la base du truc, parce que quand tu repeins en transparence avec par exemple des rouges, des bleus, ça change un peu les données de ton pigment et ça amène des couleurs assez différentes. Parfois c’est des fonds noirs, ça fait ressortir les couleurs beaucoup plus, le noir bloque vraiment la matière, et tous les personnages, ça vient un peu de Beckmann, sont cernés de noir, et après, je resalis souvent le tableau avec un jus noir, ça fait des coulures, ça salit un peu le tableau, et je le frotte tout doucement avec des éponges très légères, il y a souvent des taches qui apparaissent, et ça j’aime bien.

Le théâtre de Kantor t’a aussi beaucoup influencé… Le théâtre a presque aussi été à la base de mon travail, j’étais fasciné par les mises en scène de Kantor, comme Wielopole-Wielopole. Je l’ai découvert avant de partir à Paris, à Lille au T.P.F. [Théâtre Populaire des Flandres] vers 1980, là j’en ai pris plein la gueule. Je me suis amusé à recréer des mises en scène aussi, qui sont difficilement explicables, c’est une peinture qui est dans la simplicité et qui peut être réinterprétée de mille façons, tu mets dix personnes qui regardent les tableaux, les dix personnes voient des choses différentes. Il y a des gens qui disent que c’est une peinture dure, et d’autres qui disent non, il y a de l’humour. Mes premières expos, c’était à Lille chez Mischkind, j’avais vingt ans…

Il y a une galerie à Ostende qui présente quelques-unes de tes œuvres de manière permanente… Oui, au Rat Mort [2] , les Belges aiment bien ce genre de peintures, je fais partie de leur galerie… J’habite Coudekerque, je n’ai même plus d’atelier, c’est le bordel, les galeries ne peuvent plus t’aider, en ce moment c’est très dur, ça paye le chauffage, c’est tout. Je travaille dans le salon, l’été, je travaille dans le petit jardin, je me démerde, on peut travailler dans une chiotte si on veut. Il y avait des mecs comme [Francis] Bacon qui avait un atelier minuscule, il aurait pu se payer les plus grands ateliers du monde, il s’en foutait, il invitait les critiques d’art dans son appartement. Ici, j’ai rencontré le sculpteur Jean Roulland [3] qui était un copain, pour moi c’était le sommet, l’expressionniste pur et dur, des bronzes costauds. Donc l’interprétation est très personnelle, en fonction des gens, c’est ce qui me plait, je n’ai pas de message à donner, ou d’autres trucs, je m’en fous, je fais mon petit théâtre, je pense à mes petits trucs, des trucs un peu érotiques, mais pas trop, j’aime pas non plus quand tout est montré, je fonctionne comme ça en zigzag tout le temps.

Galerie Paragone, 20 rue Nationale, Bergues (59), jusqu’au 1er octobre. Ouvert du mercredi au samedi, de 15h à 19h et sur rendez-vous. contact chez paragone.fr

Notes :

[1Le Quattrocentro est le 15e siècle italien, succédant au Moyen Âge. C’est le siècle de la Première Renaissance, mouvement qui annonce le début de la Renaissance en Europe

[2Galerie du Rat Mort : Vlaanderenstraat 43, Oostende 8400. galerieduramort.com ; contact chez galerieduratmort.com

[3Membre éminent du Groupe de Roubaix aux côtés d’Arthur Van Hecke, Eugène Dodeigne et Eugène Leroy. Il est décédé en 2021