Anne Brunner : « La crise sanitaire a révélé une faille et des lacunes dans cet accompagnement social. » Crédit : Cyril Chigot
PRÉCARITÉ

Le recours à l’aide alimentaire explose

par Nadia DAKI
Publié le 16 décembre 2022 à 14:13

L’Observatoire des inégalités a publié ce 6 décembre son troisième rapport sur la pauvreté en France : les écarts de revenus se creusent davantage. Sur le terrain, les quatre grandes associations d’aide alimentaire voient le nombre de demandeurs augmenter et de nouveaux profils apparaître.

Entre deux et quatre millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire en France métropolitaine. Ce chiffre, extrait du rapport sur la pauvreté en France est éloquent. Cela dit, le rapport se veut plus nuancé et dresse un état des lieux de la pauvreté plus précis. « La pauvreté se stabilise au fil des ans. En effet, la part de la population qui vit sous le seuil de pauvreté s’élève à 7,6 % en 2020, elle était de 7,5 % en 2000, précise Anne Brunner, co-auteure du rapport. Cela représente tout de même 500 000 personnes en plus sur 20 ans, un chiffre à corréler avec celui de l’évolution de la population. »

Des lacunes dans l’accompagnement social

Ce qui est encore plus frappant, ce sont les écarts dans les revenus. «  Les revenus des plus pauvres ont stagné tandis que ceux des plus riches ont, eux, continué à augmenter, poursuit-elle. Mais cette stagnation est vraie seulement si on comptabilise les prestations sociales. Sans celles-ci, les revenus des plus pauvres ont en réalité diminués. » Ce qui veut dire que la dépendance aux prestations sociales est plus forte. « Cela veut aussi dire que le modèle social fonctionne en France car on n’a pas vu d’explosion de la pauvreté en 2020. Mais avec des revenus faibles qui stagnent voire diminuent, les fins de mois sont difficiles à boucler et des arbitrages sont faits  », note Anne Brunner. L’auteure pointe tout de même une différence de traitement notable : « La crise sanitaire a révélé une faille et des lacunes dans cet accompagnement social. En effet, les moyens mis en place pour rassurer les classes moyennes et les plus riches n’ont pas du tout été les mêmes. Pour les premiers, de petites aides d’urgence ont vu le jour et ont été débloquées tardivement. Celles-ci sont sans commune mesure par rapport à l’aide octroyée aux plus riches.  » Et elle en veut pour preuve l’équation suivante : « On sait qu’il faudrait 7 milliards d’euros pour élever les minima sociaux et éradiquer la pauvreté en France d’un point de vue monétaire. On n’a jamais su les trouver. Alors que le gouvernement a dépensé 100 milliards d’euros pour aider des personnes en CDI et a renoncé à 20 milliards d’euros en supprimant la taxe d’habitation qui concerne des personnes mieux logées  », analyse Anne Brunner.

Un basculement de la pauvreté à la grande précarité

Pour les acteurs de terrain, cela se traduit par une accumulation de difficultés pour les personnes en situation fragile. « La tranche de la population qui arrivait à s’en sortir en jonglant sur les différents postes de dépense est aujourd’hui en plus grande difficulté, remarque Jacques Devaux, président de la Banque alimentaire du Nord. Elle est en train de basculer dans la grande précarité. » Un des effets de la crise sanitaire et de l’inflation entre autres. Mais pour Jacques Devaux, le phénomène ne s’est pas amplifié ces dernières années. Il a plutôt vu arriver une nouvelle population, les étudiants. « Il y a une hausse certaine du coût de la vie. Les associations ont fait le tampon mais depuis quelques mois leurs demandes de dons auprès de la Banque alimentaire ont augmenté  », partage-t-il. L’autre indicateur de la situation est la baisse de dons observée lors des collectes. Traditionnellement, la Banque alimentaire lance sa grande campagne de dons le dernier week-end de novembre. « On a senti un grand vide cette année, indique Jacques Devaux. Les participations aux dons ont diminué mais ce n’est pas le cas sur l’ensemble du département. » En 2019, 550 tonnes de denrées ont été collectées. Cette année, ce sont 320 tonnes. Une baisse que le président de l’antenne nordiste explique par un « marasme ambiant ». « Il y a une tendance au repli sur soi depuis le Covid, analyse-t-il. Le fait d’entendre parler d’augmentations à longueur de journée crée une sorte de psychose.  »

Une pauvreté cachée qui échappe aux radars

En revanche, du côté des Restos du cœur, pas de diminution de dons dans les collectes observées. « C’est plutôt stable, précise Thierry Sarrazin, président de l’association départementale des Restos du cœur. Mais en parallèle, nous observons une augmentation d’environ 20% des demandeurs entre 2019 et 2022.  » Ce chiffre se base sur les inscriptions durant la campagne d’été qui court des mois d’avril à octobre. « Cela dit, on s’attendait à plus de monde, glisse Thierry Sarrazin. L’inflation a fait grimper en flèche le coût d’un panier de courses standard, le passant à presque 100 euros. Cela a grignoté le reste à vivre des familles. »

Les conséquences de la crise énergétique ne sont pas encore là. Thierry Sarrazin préfère anticiper. « Les premières factures d’énergie vont tomber en décembre, janvier. Les familles vont devoir encore procéder à des ajustements.  » L’association départementale 59, qui dessert les villes de Lille, Roubaix, Tourcoing, Douai et La Bassée, est l’une des plus importantes de France. Elle accompagne 40 000 personnes.

Dans les villes, les acteurs de l’aide alimentaire sont nombreux. En revanche, dans les campagnes, la situation est plus inquiétante. « Les personnes sont plus éloignées des services de l’État, la fracture numérique est également importante. Beaucoup renoncent à leurs droits et passent à travers les trous de la raquette », poursuit le président des Restos du cœur du Nord. De nombreux jeunes ont également sollicité l’association. 832 sont inscrits à l’antenne des Restos au campus scientifique de l’Université de Lille. « C’est de la folie, souffle Thierry Sarrazin. On n’a jamais vu ça. Et la moitié d’entre eux ont moins de 25 ans.  »

Même si les collectes ont été au rendez-vous pour les Restos du cœur, la latitude est maigre. « On est à l’unité près, concède Thierry Sarrazin, également président des Restos du cœur de la métropole lilloise. Nous avons moins de fruits et légumes à cause de l’été sec et nous commençons à avoir un déficit en œufs. » En plus des distributions hebdomadaires, l’antenne lilloise propose dans son Resto chaud, au 217 rue des Postes à Lille, des repas chauds gratuits tous les soirs de la semaine. « Tout ce qu’on souhaite, c’est fermer définitivement les portes des Restos du cœur et qu’il n’y a plus de pauvreté. Même si c’est utopique, on continue de le souhaiter », ajoute Thierry Sarrazin.

Chiffres clés

940 C’est, en euros, le seuil de pauvreté pour une personne seule. 4,8 millions Le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté en France. 3,4 millions Le nombre de repas servis en 2021 en métropole lilloise par les Restos du cœur. 38 269 Le nombre de personnes accueillies par les Restos du cœur en métropole lilloise. 832 étudiants inscrits à l’antenne des Restos du campus scientifique de l’Université de Lille.