Mourad Guichard

Notre débat : les enjeux du 6, du 8 juin et de l’avenir

par Mourad Guichard et Alan Bernigaud
Publié le 2 juin 2023 à 14:35

À la veille des journées des 6 et 8 juin, trois militants politiques et syndicaux se sont retrouvés autour de la table de Liberté Hebdo, le temps d’un échange à bâtons rompus. Au menu, la crise démocratique et institutionnelle qui agite le pays ; mais aussi, la recherche de perspectives pour que l’élan créé par l’unité syndicale ne retombe pas. Cette rencontre a eu lieu la veille du tour de force de Renaissance qui s’est déroulé, mercredi 31 juin, au Palais-Bourbon. Celui-ci a consisté à tordre le cou au règlement de l’Assemblée afin de vider de sa substance, la proposition de loi du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot). À savoir, le départ à la retraite plafonné à 62 ans. Plusieurs élus, dont Charles de Courson (voir p.7) ont indiqué qu’un nouvel amendement sera déposé le 8 juin. D’autres, selon nos informations, s’interrogent sur le dépôt d’une motion de censure à cette même date.

Laurent Wartelle

Laurent Wartelle est responsable du syndicat CFE-CGC pour les Hauts-de-France. C’est lui qui prend le premier la parole pour tirer les premiers enseignements de la mobilisation contre la réforme des retraites. « Depuis le début de la bataille, l’intersyndicale est restée unie. Certains partis nous ont soutenu dès le départ et notre pétition a recueilli plusieurs centaines de milliers de signatures. Face à cette importante mobilisation, le gouvernement a affiché un profond mutisme alors même que le projet n’avait pas été discuté en amont. À l’Assemblée nationale et au Sénat, la majorité présidentielle a utilisé tous les artifices pour faire capoter la proposition de loi du groupe Liot [Libertés, indépendants, outre-mer et territoires, NDLR]. La journée d’action du 6 juin sera là pour montrer, une fois de plus, que la majorité de nos organisations et la majorité des Français sont contre ce projet, et le principe, c’est aussi que le 8 juin, la proposition de loi puisse être sou tenue par une majorité de députés. » Cette journée particulière peut-elle faire évoluer le cours des choses ? Le cadre syndical y croit. « Oui, ça peut changer les choses dans la mesure où on y croit encore. Elle s’adresse aussi aux députés deux jours avant le vote. Un parlementaire doit écouter et entendre ce que ses administrés ont à lui dire. Si le gouvernement ne veut pas nous entendre, eux le peuvent. Sinon, ils risquent de ne pas être réélus. C’est le principe de la politique. »

Erwan Jacquemart

C’est au tour d’Erwan Jacquemart, secrétaire à la vie du parti pour le PCF du Nord de prendre la parole. Il revient sur la force de l’unité tant politique que syndicale. « Ce que je partage, c’est l’importance de l’unité syndicale qui dure encore aujourd’hui. Cette union sacrée [rires] qui tient dans le temps, je ne l’avais jamais connue. Elle fait office de modèle pour le monde politique et la gauche toute entière. Elle a mis dans la rue des gens qui se mobilisaient pour la première fois. C’est une vraie réussite. Nous avons eu parallèlement des meetings communs avec la Nupes. Il va également y avoir un concert de soutien à la caisse de grève au soir du 6 juin, initiative coorganisée avec es partis de gauche et les syndicats. Grâce à ce mouvement, il y a eu des rapprochements, des rencontres qui vont compter pour la suite. Le 8 juin, les parlementaires vont devoir se prononcer. La motion de censure, loupée de neuf voix, c’est autre chose qu’une proposition de loi. J’entendais la présidente de l’Assemblée dire que cette PPL est anticonstitutionnelle. Mais ce vote va être plus que symbolique : chaque citoyen regardera avec intérêt le vote de son député. Politiquement, ça va laisser des traces. Après le 8 juin, on verra ce que donnera la suite de ce mouvement... »

Gérard Chatin

Avec ses deux casquettes, l’une de militant de l’aile gauche du PS de l’Oise, l’autre de militant CGT à l’union locale de Beauvais, Gérard Chatin aborde cette unité politique et syndicale évoquée par les précédents intervenants. « Je n’avais pas vu de tels rassemblements depuis 1995. Parallèlement à l’unité syndicale, il y a une leçon à tirer de l’unité politique. La Nupes a montré son union tout au fil de ce mouvement, ce qui lui donner du sens. Ce conflit est d’une leçon de choses entre les démocrates et les autoritaires. Avant, Macron était sur le registre ni droite ni gauche, alors qu’il s’avère de droite et très autoritaire contre le peuple, contre l’Assemblée, contre les corps intermédiaires. On le savait, mais là, c’est incroyable. Et la Ligue des droits de l’Homme qui a été mise à l’index, c’est inimaginable, on n’avait pas vu ça depuis Vichy. Ce gouvernement fonctionne à l’autoritarisme contre tous, tout en étant minoritaire à l’Assemblée nationale. Ce qui doit se passer le 8 juin est d’autant plus important. Car on peut être en désaccord sur un texte de loi et pas forcément vouloir faire tomber le gouvernement. C’est là toute l’importance de cette PPL proposée par des gens qu’on ne peut pas taxer d’ultra-gauche , le groupe Liot. On a l’im pression de se retrouver avec un CNR recréé avec des centristes. » Erwan Jacquemart rebondit alors sur la question démocratique que pose l’attitude du gouvernement depuis le début du mouvement et ses possibles conséquences. « Le gouvernement joue un jeu dangereux en ignorant ce qui se passe, pas seulement dans la rue, mais dans tout le pays. Si la PPL est adoptée, ce sera important symboliquement, même si on sait qu’ils vont tout faire après pour revenir dessus. » Le militant communiste craint-il un démobilisation en cas de rejet ? « Je crains une réaction de colère comme quand il y a eu recours au 49 3 et les rassemblements qui ont suivi. Ils ont été marqués par un durcissement face à la police. Je crains une explosion dans certains endroits, et ce, à court terme. Et à long terme, un profond dégoût des citoyens. On se plaint déjà des participations aux élections qui sont faibles... Et dernière, c’est une voie royale pour le Rassemblement national et Marine Le Pen. Pourquoi cette colère ne profite pas à la Nupes ? C’est tout le problème [rires]. Il faut du temps pour gagner la bataille des idées et faire en sorte que les richesses qui existent soient partagées. » Laurent Wartelle abonde dans ce sens. « Il faut lutter contre la désillusion de nos concitoyens. Quand on n’a plus rien vers quoi se tourner, on peut arriver à une colère qui peut être récupérée par des mouvements extrêmes. Comme le disait Erwan, l’extrême droite est en train de récupérer une fraction de cette population. Le principe selon lequel la gauche on a essayé, la droite on a essayé, pourquoi pas l’extrême droite, ne peut être viable pour le monde du travail. » En complément de réf lexion, Gérard Chatin tente de recenser des perspectives. « J’ai commencé à militer à une époque où les syndicats étaient fortement implantés et il y avait une culture de l’éducation populaire qui a complètement disparu. Elle jouait un rôle formateur pour les partis et les syndicats. Aujourd’hui, le combat du libéralisme a imprégné toute notre société. Ce ne sont pas la droite et la gauche qui ont été essayées, ce sont des candidats successifs qui ont plutôt échoué à transformer le pays. Le problème, c’est qu’à gauche, il n’y a pas un candidat qui apparaisse comme une alternative. Nous sommes hélas complètement liés au système de la Ve République. À gauche, nous sommes quelques uns à penser à la VIe . Mais que met on dedans ? C’est ce débat d’idées qu’il nous faut mener très rapidement. Il faut l’union avec les forces syndicales, associatives, politiques et recréer ce mouvement que nous avons connu dans les années 70 et qui a conduit à un gouvernement de gauche. » Pour Erwan Jacquemart, cette transition vers une nouvelle République pose plusieurs questions. « Il faut qu’elle soit portée par le plus grand nombre, ce qui n’est malheureusement pas encore le cas. Nous sommes militants politiques et syndicaux, nous avons une certaine vision des choses, pas toujours tout à fait claire, d’ailleurs. Si on faisait un sondage, pour la majorité des Français, cette histoire de nouvelle constitution est abstraite. Les retraites, c’est quelque chose de concret. C’est notre travail en tant que partis politiques de gauche de porter cela et de décrire l’impasse institutionnelle dans laquelle nous sommes.  » Gérard Chatin insiste, lui, sur l’apport positif de ces luttes. « Tout ce qui s’est passé durant cette période a nourri le débat et le combat collectif. On a vu de nouveaux adhérents rejoindre les syndicats et les partis. Mais ça ne suffira pas. Il nous faut revenir à un projet commun. Tout ce qui est posée dans la lutte écologique revient à combattre les fondements du capitalisme. La lutte des classes revient dans le débat politique, il y a une conscience politique à redonner à tout cela. D’ici là, il faut que la journée du 6 juin soit un succès. Il faut aller jusqu’au bout pour montrer notre union intacte et notre capacité à résister. » En guise de conclusion, les trois intervenants ont spontanément affiché leur optimisme. Laurent Wartelle. On est restés unis, il faut continuer à l’être sur tous les sujets prégnants, comme les salaires, les attaques contre le climat, les enjeux sociétaux... Comme je crois en la nature humaine, je crois en notre capacité collective à reprendre le dialogue j’espère que le gouvernement saura restaurer la confiance. Erwan Jacquemart. Le mot de la fin, c’est que ce n’est pas la fin. Malgré la défaite apparente, toute cette mobilisation pousse la majorité dans ses derniers retranchements. On ne se bat jamais pour rien et il y a encore un message d’espoir à porter. Le Conseil national de la Résistance portait la notion de Jours heureux, et sans faire la promotion du livre de Fabien Roussel « Les jours heureux sont devant nous », et bien cette formule, j’y crois dur comme fer. Gérard Chatin. Erwan et moi n’avons pas choisi le même parti, mais je crois que notre combat et nos objectifs sont communs. L’union, c’est à la base qu’elle doit se faire et autour du concret, du vivant. Nos problèmes d’inflation, de conditions de travail, c’est là-dessus qu’il faut travailler pour apporter des solutions. Et ça doit se faire dans la démocratie contrairement au gouvernement qui pratique l’autoritarisme.

Une réforme sous très haute pression

5 mois de coups de force institutionnels et de mobilisations historiques

10 JANVIER 2023 La Première ministre présente le projet de loi (PJL). L’intersyndicale (CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC, UNSA, Solidaires et FSU) annonce une première journée de manifestations et de grèves le 19 janvier. 17 JANVIER Le gouvernement fait appliquer l’article 47.1 de la Constitutionpour limiter le débat à 50 jours. 19 JANVIER 1ère journée d’action 2 millions de salariés dans la rue selon les syndicats, 1,12 million selon la police. 30 JANVIER Début de l’examen du PJL à l’Assemblée. 31 JANVIER 2e journée d’action. 2,5 millions selon les syndicats, 1,27 million selon la police. 7 FÉVRIER 3 e journée d’action. 2 millions selon les syndicats, 757 000 selon la police. 11 FÉVRIER 4 e journée d’action. 1,8 million selon les syndicats, 963 000 selon la police. 16 FÉVRIER 5e journée d’action. 440 000 selon la police. 17 FÉVRIER Fin des deux semaines d’examen du PJL à l’Assemblée, sans avoir pu voter le texte. 28 FÉVRIER Début d’examen du PJL au Sénat 7 MARS 6e journée d’action. Les plus fortes manifestations depuis le début du mouvement. Plus de 3 millions selon les syndicats, 1 280 000 selon la police. 8 MARS Journée d’action contre les injustices du projet pour les femmes 11 MARS Le gouvernement recourt à l’article 44.3 de la constitution, pour bloquer le vote au Sénat. 7e journée d’action. Des centaines de milliers selon les syndicats, 368 000 selon la police. 15 MARS La commission mixte paritaire (7 députés + 7 sénateurs) propose une version commune du PJL. 8e journée d’action. 1,5 million selon les syndicats, 480 000 selon la police. 6 AVRIL 11e journée d’action. Plus de 2 millions selon les syndicats, 570 000 selon la police. 13 AVRIL 12e journée. Plus de 1,5 million selon les syndicats, 380 000 selon la police. 14 AVRIL Le Conseil constitutionnel valide la loi et rejette la demande de RIP. 15 AVRIL, 3 h 28 Le président de la République promulgue la loi Retraites et le Journal officiel la publie dans la foulée. 20 AVRIL Le groupe Liot dépose une proposition de loi pour abroger le “recul de l’âge effectif de départ à la retraite”. Cette PPL sera examinée le 8 juin. 1er MAI 13e journée de mobilisation. 2 millions selon les syndicats, 782 000 selon la police. 2 MAI L’intersyndicale appelle à une nouvelle journée d’action le 6 juin, pour rappeler aux députés le rejet massif de la réforme par les salariés et appuyer proposition de loi de Liot.

Face à l’entêtement du pouvoir, la réponse de la rue sera déterminante

Maintenir la pression, encore et encore. Devenu un mantra depuis le début de l’année, cette résolution se matérialise par des manifestations monstres portées par une intersyndicale unie et une colère sourde qui monde dans la société. Nouveau jour de mobilisation contre la réforme des retraites côché depuis un mois, le mardi 6 juin promet d’être historique dans cette bataille politique et sociale.

Préparer une quinzième journée de mobilisation générale en moins de cinq mois est loin d’être une chose aisée. D’autant que si l’appel à la grève le mardi 6 juin a été passé en intersyndicale et que ce sera en cortèges unis que défileront des millions de personnes dans les rues de France, chaque territoire a ses spécificités. Aussi, à l’instar de plusieurs manifestations précédentes, les syndicats de l’Oise ont donné un seul et même point de rendez-vous à l’ensemble des habitants et travailleurs du département : rue du Port à Bateaux à 11h. Une ville dans laquelle a eu lieu ce mardi 30 mai, une ’’casserolade" organisée par les syndicats locaux pour marquer la colère « contre la réforme des retraites, les idées d’extrême droite l’instrumentalisation des Jeux Olympiques de Paris 2024. » Sur le littoral aussi ce 6 juin va être intense avec des appels à la grève dans les trois ports les plus importants de la région que sont Dunkerque, Calais et Boulogne-sur-Mer. Secrétaire général CGT du port de cette dernière ville, Wilfried Mataguez mise sur une forte mobilisation. « On va à nouveau répondre à l’appel de l’intersyndicale en arrêtant l’activité et en rejoignant la mobilisation interprofessionnelle. Si l’on compte les différents métiers du port, nous serons une bonne centaine à manifester et le port sera bloqué. »

“Il y aura toujours des moments où l’on rappellera notre colère”

De l’autre côté des Hauts-de-France, le territoire de l’Aisne accueillera a minima, quatre manifestations, à Laon, Soisson, Hirson et Saint-Quentin. « On est conscient des difficultés financières et du coût d’une journée de grève. Surtout que pour l’immense majorité des personnes qui seront présentes le 6 juin, ce ne sera pas la première fois de l’année. Nous avons donc, avec les autres syndicats, décidé de jouer la carte de la proximité en proposant des cortèges en différents points du département pour éviter que les manifestants paient un plein d’essence », indique David Lecocq, secrétaire général CGT de la Préfecture de l’Aisne. Ici comme ailleurs, si les discours et slogans sont encore en préparation, « la revendication reste la même. On est opposé à la mise en œuvre de cette réforme et aux méthodes du gouvernement pour la faire passer. La pratique populaire dans la rue est un moyen de montrer que les travailleurs sont contre ce projet, mais aussi d’affirmer à Emmanuel Macron qu’il y aura toujours des moments où l’on rappellera notre colère », précise le cégétiste de l’Aisne. À l’aube d’une semaine sociale et politique décisive, les forces syndicales avancent une fois de plus unies. De quoi ancrer 2023 comme un tournant dans l’histoire récente des mobilisations ? L’avenir nous le dira au travers des dossiers qui suivront. Pour l’heure, l’illustration de cette symbiose se retrouve notamment avec la CFDT qui maintient son cap « pour manifester le refus de la réforme des retraites. » Une mobilisation en intersyndicale « face à l’entêtement du gouvernement » perçue pour la centrale orange comme un soutien à la « réelle opportunité de voir les 64 ans retirés avec le projet de loi qui sera débattu le 8 juin à l’Assemblée nationale » qui se résume sous un mot d’ordre clair : « mets tes baskets pour la retraite. »

Rendez-vous :

  • Compiègne, 11h : Rue du Port à Bateaux
  • Saint-Omer, 14h : Parvis de la gare
  • Amiens, 14h : Maison de la Culture
  • Lille, 14h30 : Porte de Paris
  • Dunkerque, 14h30  : Place de la gare
  • Valenciennes, 10h : Place d’Armes
  • Saint-Quentin, 16h : Place du 8 octobre
  • Arras, 9h30 : Place de la gare

La parole à...

Frank Hivez, CGT Bénédicta, Seclin

Nous appelons évidemment à la grève pour ce 6 juin. Pour nous, ce n’est pas la fin. Le mot d’ordre est de rester mobilisés jusqu’au retrait. On parle moins de cette réforme ces derniers temps, mais elle est toujours présente. Faire grève, ce n’est pas juste appuyer sur un bouton, mais si l’écart entre les mobilisations nous a permis de rester en intersyndicale, alors c’est une bonne chose. Pour nous qui travaillons en 3/8, une retraite à plus de 60 ans, et même à plus de 55 ans, est inconcevable.”

Mouadh Aboudi, CGT Energies, Lille

Le 6 juin, nous serons toujours en ordre de bataille pour montrer que nous refusons cette réforme et mettre la pression sur les députés pour le 8 juin. Nous sommes mobilisés depuis le 19 janvier, cela commençait à devenir difficile mais nous avons eu le temps de recharger les batteries depuis les dernières manifestations. De plus, l’État veut abroger notre régime pionnier pour les nouveaux employés à partir de septembre lorsqu’il n’y aucune raison de le faire, il est même excédentaire !”

Anthony Godart, employé Buffalo Grill, Laon

Je manifesterai même si ce n’est pas vraiment la culture du milieu dans lequel je travaille, notamment avec mon conflit récent avec ma direction. Ma situation personnelle, avec de longues périodes d’incapacité de travailler, fait que je n’aurais pas de retraite convenable avant mes 67 ans. Personne ne tient dans la restauration jusqu’à 67 ans ! J’appelle mes collègues à se syndiquer et manifester pour que la protection de nos droits soit assurée dans un milieu où ce n’est pas souvent le cas.”