Un choc ; il pâlit. Son regard s’assombrit comme un ciel d’orage au-dessus de la Baie de Somme. Les traits de son visage se tendent comme si un mauvais diable lui avait tiré les cheveux par l’arrière. Le mauvais diable en question ce jour-là n’est autre qu’Emmanuel Macron, ou plutôt Élisabeth Borne. Il apprend qu’elle a déclenché l’article 49.3. Pour ce salarié et ce militant exemplaire, c’est un désastre. Une injure selon lui à la démocratie sociale. Freddy Leonardi a 51 ans. Il est technicien chez le fabricant de pièces automobiles Valeo à Amiens. Délégué syndical, il est aussi responsable des élections au bureau de la commission exécutive à l’Union départementale de la CGT Amiens. Il a le regard bleu et clair, franc, de celui qui braque ses pupilles dans les vôtres. Pas pour vous éblouir, non ; ce n’est pas le genre. Juste pour voir à qui il a affaire, voir si on peut communiquer, voire s’entendre. Freddy n’est pas du genre à baisser les bras. Le torse bombé sous l’étoffe de son sweat-shirt noir, il est pondéré et convaincant. C’est un gars du Vimeu rouge (à l’ouest d’Abbeville) qui parle. Ces deux pays ont en commun de produire des gens de caractère, travailleurs et durs dans la lutte sociale.
Usine, entraide et fraternité
Son entourage familial aurait-il forgé ses convictions ? Pas vraiment. Un père chauffeur-livreur, puis ouvrier d’usine, plutôt gaulliste ; une mère ouvrière d’usine, puis femme de ménage, plutôt socialiste. Une famille modeste, avec un père régulièrement en galère sur le plan professionnel. C’est peut-être ça qui a conduit, dès sa plus tendre enfance, le jeune Freddy à ne pas supporter l’injustice. Enfant, il n’est pas très scolaire ; adolescent non plus. Ses parents divorcent ; l’ambiance n’est pas à la joie. Il sent qu’il doit faire un effort. Il décroche un bac pro outillage en 1991. Il rencontre Florence, une étudiante qui deviendra, plus tard, son épouse ; il la suit à Amiens, travaille en intérim, obtient un contrat de six mois chez l’équipementier industriel Sab Wabco. Fin février 1994, il est embauché chez Valeo comme opérateur (usineur sur commandes numériques). « Un boulot pas désagréable ; c’était le Valeo d’avant : l’ambiance était bonne. Il y avait de l’entraide, de la fraternité. Le plus dur, c’est les 3x8 », explique-t-il. Ses loisirs ? La pêche et la chasse : « À la hutte ! » sourit-il. « Normal : je viens du Vimeu où c’est une tradition. Mais je suis un chasseur repenti. » -aujourd’hui, il est rapporteur de la commission pêche auprès du Comité social et économique (CSE) de Valeo. En 1997, il se marie et achète une maison près d’Amiens après avoir résidé à Amiens-Nord. En 2001, il devient père d’un petit garçon, et quatre ans plus tard, d’une petite fille. En 2002, il adhère à la CGT.
Des 3x8 aux 2x8
Deux ans plus tard, il part trois semaines en Virginie, aux États-Unis car le site Valeo-Hampton vient de fermer. « On récupérait les machines-outils pour les ramener à Amiens. » Une belle expérience professionnelle ; elle lui permet de devenir technicien et - ouf ! -, de passer des 3x8 aux 2x8. « Un bol d’air ! », commente-t-il. Un répit de courte durée. En 2007, survient la crise des subprimes. Elle se répercute sur Valeo-Amiens : 67 départs, dits volontaires, et une tension au travail. « Je me mets à militer dur pour la CGT car, une fois de plus, je ne supporte pas les injustices. » Il accepte un mandat au Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) : « Un mandat de cinq heures qui m’intéresse bien. Je m’informe ; je lis les journaux. C’est la lutte qui me passionne. » C’est parti pour des années de bras de fer avec la direction pour le respect de ceux qui travaillent. 2013 : il devient délégué du personnel, puis délégué syndical et trésorier du syndicat. En 2019, il est élu à la Commission sociale de sécurité et des conditions de travail. Puis se profile déjà le spectre inquiétant de la réforme des retraites. « Le gouvernement Macron veut l’allongement de deux ans ; il ne cherche rien d’autre. Il se contente d’aider les entreprises : 200 milliards par an, et plus de 80 milliards en évasion fiscale », fulmine-t-il. « Et ce gouvernement et le précédent ont bradé les richesses de la France : Alcatel, Alstom, EDF-GDF, etc. C’est la mise à mort du secteur public. ». S’ajoutent à cela les difficultés engendrées par la crise du Covid, l’inflation et ce fameux projet sur la réforme des retraites.
Infarctus massif
Depuis, Freddy est sur la brèche. « Ça fait du boulot en plus : la préparation des manifestations, la communication avec les salariés. Mes nuits ne sont plus aussi tranquilles », annonce-t-il d’un rire jaune, lui qui pense rouge. Des répercussions sur sa vie de famille ? « Je fais très attention mais ça oblige à gérer un maximum mes emplois du temps ; heureusement, ma femme est aussi syndicaliste à la CGT. » Les deux se comprennent. Il n’empêche que depuis les 3x8, il a perdu le sommeil. Résultat de toutes ces tensions : il y a trois ans, il a été victime d’un infarctus massif. Une semaine d’hôpital, en plein Covid. Aucune visite ; pas la joie ! Malgré cela, il est toujours enthousiaste. Toujours en lutte. « À Amiens, la mobilisation ne faiblit pas et l’intersyndicale fonctionne bien », fait-il alors qu’à la fin de l’entretien un camarade de l’UL vient lui annoncer que le 49.3 vient d’être voté. « Ça fait peur ! » grimace-t-il. « Je croise les doigts pour que ça ne vire pas vers la guerre civile... » Il en faut plus pour faire reculer un petit gars du Vimeu rouge.