Témoignage

La nuit terrible d’une infirmière à l’hôpital public (suite)

Publié le 22 mai 2020 à 11:52

Nous poursuivons le récit d’une infirmière en service de nuit dans une unité Covid, pendant le confinement.Un témoignage qui en dit long sur la souffrance du personnel soignant et la colère de n’avoir pas été entendu avant.

23 h : Je me prépare à rentrer dans la chambre de Monsieur A avec cet habillage du tonnerre : blouse, surblouse, tablier étanche, masque, FFP2, lunettes, surchaussures, calot de bloc, deux paires de gants remontant jusqu’au coude. Je vous laisse imaginer l’angoisse pour les patients quand ils sont conscients et qu’ils nous voient arriver ainsi. Je rentre donc dans sa chambre. Monsieur A est dans un coma artificiel, sous respirateur, hemofiltré, avec tout un tas de dispositifs médicaux autour de lui. (...) Je règle toutes les machines qui permettent à mon patient de rester en vie quand j’entends toquer à la vitre. Je me retourne, le médecin m’écrit sur une ardoise que nous devons mettre Monsieur A en décubitus ventrale. (...) Six collègues habillés en cosmonaute débarquent dans ma chambre (...), on se croirait dans un film, mais non c’est bien la réalité. (...)

Minuit : Le téléphone sonne, ma collègue décroche, c’était la femme de Monsieur A qui appelle pour avoir des nouvelles. Je suis malheureusement occupée (...). J’étais dans la chambre de Monsieur B, 65ans, retraité infirmier depuis quatre ans. Papa de quatre enfants, grand-père de trois petits-enfants et l’heureux arrière-grand-père d’une petite puce depuis un mois. Soigner un collègue, c’est toujours une sensation particulière (...). Je sors de la chambre, je suffoque sous ce masque qui me permet de soigner mes patients, mais qui me déshydrate au plus haut point. Je prépare une quinzaine de pousse-seringues, une dizaine de pochons de perfusion (...) quand je suis interrompue par ce fichu téléphone. C’était la femme de Monsieur A, elle s’excuse de m’embêter mais elle est inquiète et aimerait avoir des nouvelles. Elle me dit qu’elle cherche à nous joindre depuis 16 h sans succès, il est actuellement un peu plus de minuit. (...) Je lui donne quelques nouvelles de son mari, elle me pose tout un tas de question, quand vient le moment du « Dites-moi s’il va mourir ? » ma gorge se serre, (...) ma réponse est fuyante (...). Un patient Covid-19 a seulement 25 % de chances de s’en sortir. Mais je ne peux pas lui dire ça, j’y vais en douceur, enfin façon de parler. Madame A me demande mon âge, je lui dis que j’ai un peu plus que la vingtaine. Surprise, elle fond en larmes : « Vous avez la vingtaine, vous pourriez être ma fille, et c’est vous la dernière personne que mon mari va voir avant de mourir ? » (...)

1 h : Les médecins font leur visites, eux aussi sont fatigués, mais ils prennent le temps de parler avec nous, de nous demander de nos nouvelles, de s’inquiéter de savoir si on tient le coup. Plusieurs de nos collègues sont touchés, hospitalisés pour les cas les plus graves,ou sur le terrain pour celles qui tiennent encore debout car l’ARS estime qu’une infirmière atteinte du Covid-19 doit malgré tout venir travailler (notre santé n’est pas une priorité, mais ça ce n’est pas une nouveauté).Quelques minutes plus tard ils nous annoncent une entrée d’un homme de 72 ans atteint du Covid-19,ma collègue s’empresse donc d’aller préparer la chambre. Je me prépare à nouveau pour rentrer dans la chambre de Monsieur B quand je vois que Monsieur A commence à ne plus aller du tout bien, sa tension s’écroule a vue d’œil. (...) Son taux d’oxygène dégringole le temps que je finisse de m’équiper. Je rentre dans la chambre, augmente les médicaments pour sa tension, augmente ses apports en oxygène.Mes collègues se tiennent prêtes derrière la porte. Je vois les médecins arriver derrière la vitre au même moment où Monsieur A fait un arrêt cardiaque. Je suis un peu déboussolée, pendant deux secondes je réfléchis par quoi commencer, habituellement nous sommes nombreux durant un arrêt cardiaque, là je sais que j’ai de longues minutes seule. (...) [Un massage cardiaque est pratiqué à plusieurs avant que le patient retrouve un rythme.] Je finis ce que j’ai à faire puis sors pour aller voir Monsieur B.

2h  : J’ai envie de boire, d’aller aux toilettes, de manger, je suis là depuis six heures. (...) Je ressens le besoin de me poser un instant. Mais ma collègue est débordée, alors je pars l’aider. Je croise les médecins en chemin. Ils me disent qu’ils pensent ne pas prendre l’entrée d’un patient de 72 ans car un jeune de 27 ans décompense dans les étages. (...) Prioriser avec la vie d’autrui. Drôle de concept.

3 h : Monsieur C arrive dans mon service, je prends ce monsieur en charge, je me retrouve donc avec trois patients Covid-19 ce qui est tout simplement ingérable en réanimation. Normalement nous ne devons pas en prendre plus de deux par infirmière, ce qui est déjà énorme avec des procédures d’habillage et de déshabillage aussi lourdes. Mais par souci de manque d’effectif je me retrouve en difficulté, une fois de plus. (...) Je discute un peu avec lui pour tenter de lui expliquer ce qui va se passer quand j’entends le scope sonner en alerte maximum. Je m’excuse auprès du patient, me déshabille et sort en courant. Je vois en sortant que Monsieur A refait un arrêt cardiaque, je m’habille le plus vite possible, j’appelle à l’aide mais personne ne vient. (...) Je hurle de toutes mes forces,quelques secondes plus tard, quatre collègues débarquent les yeux écarquillés. Je leur dis d’appeler le médecin et cours dans la chambre. Je saute sur le lit et commence à masser Monsieur A. Cette fois-ci je suis stoïque, je ne pense à rien, juste à le sauver.(...) Une collègue arrive enfin dans la chambre, elle modifie les paramètres respiratoires, gère les médicaments. Nous nous relayons au massage. Les médecins arrivent. Je vois à leur tête leur inquiétude. Deuxième arrêt réfractaire sans étiologie connue en moins de deux heures, ça ne présage rien de bon. Nous continuons la réanimation pendant encore une trentaine de minutes. Rien n’y fait.Monsieur A rejoint sa petite-fille au paradis à 3 h 58.Les larmes montent quand je lui ferme les yeux. (...)

4 h : Je retourne dans la chambre de Monsieur C, je rentre quand une collègue m’attrape en me disant « Hé oublie pas tes lunettes de protection » j’étais tellement ailleurs, que non nous ne sommes pas infaillibles, et oui j’aurais pu commette une erreur qui m’aurait peut-être coûté une contamination. (...) Monsieur C se dégrade au niveau respiratoire, son recours à l’oxygène se majore. Je suis obligée de l’augmenter régulièrement. Je demande à travers la vitre à ma collègue de prévenir un médecin. Quand il arrive il me demande de le préparer pour l’intubation. Je dois donc expliquer à mon patient de 27 ans que nous allons le plonger dans le coma, lui mettre un tuyau dans la bouche, qu’une machine va respirer à sa place et qu’il a 70 % de risque de mourir.(...)

5 h : En sortant de la chambre, j’entends le téléphone sonner, en décrochant je reconnais la voix de Madame A. Ma gorge se serre, mon souffle se coupe. Je pensais que les médecins lui avaient dit. Elle m’explique qu’elle a eu un message de l’hôpital lui demandant de rappeler le service rapidement.Mais qu’elle n’arrivait pas à nous joindre. Je n’ose pas envisager ce que cette femme a ressenti pendant une heure sans réussir à nous joindre. Je sais que les médecins sont occupés, certains au scanner et d’autres avec un patient du secteur d’à côté qui ne va pas bien du tout. Elle me demande à plusieurs reprises ce qui se passe, je suis coincée, je ne veux pas lui dire, je ne peux pas lui passer les médecins. À ce moment-là je suis comme paralysée. Ma bouche sort un « je suis sincèrement désolée madame ».Madame A hurle au téléphone, me supplie de lui dire qu’il n’est pas mort. (...)

6 h  : J’entends une conversation entre médecins qui expliquent que le patient de 72 ans que nous n’avons pas pris est mort sur le petit matin. Mon chef de service a la voix nouée, je le connais, il est profondément humain. Je sais qu’il regrette de ne pas avoir pu lui donner sa chance.

7 h  : Je vois la relève arriver au moment où je raccroche. Énorme panique qui arrive, j’ai plein de choses non faites, je vais me faire juger, mes collègues vont penser que je suis mal organisée. La répartition se fait difficilement, nous sommes encore en sous-effectif avec des renforts pas formés. (...) Non une infirmière d’une unité de soins conventionnels ne sait pas gérer un patient intubé, un respirateur, une hemofiltre, un picco, une dve, et elles sont beaucoup moins confrontées aux urgences vitales que nous ce qui implique un manque d’automatismes que nous, nous avons.

7h15  : Officiellement je suis censée finir mon travail.

8 h : Je finis à peine ma relève, je devrais être partie depuis 45 minutes. Je sais que la matinée va être compliquée, je sais que mes collègues vont en baver. Je m’habille donc et rentre dans la chambre de Monsieur A pour effectuer sa toilette mortuaire. Toute seule, avec bien des difficultés, je veux lui donner le respect qu’il mérite. (...)

9 h : Mes collègues se demandent le temps d’une seconde ce que je fais encore là, et me disent d’aller me coucher. Je ne me fais pas prier. Je suis exténuée. Ça fait 13 heures que je n’ai pas bu, que je n’ai pas mangé, que je ne me suis pas assise, que je n’ai même pas eu le temps d’aller aux toilettes. Je sors de mon service, enlève ENFIN ce masque que je ne supporte plus, descend un litre d’eau, mange un gâteau (merci l’hôpital public) en salle de pause. Je vois des collègues de nuit faire un débrief. Je m’assois un instant vers eux. À ce que j’entends nous avons toutes et tous eu une nuit horrible. C’est le cas aussi hors période de coronavirus, mais là le contexte et la fatigue nous font vivre les choses différemment. (...)

10 h : J’arrive au vestiaire, enlève cette armure blanche, et redeviens une civile lambda. J’ai les yeux rouges, des cernes, les mains et les pieds en compote. Je regagne ma voiture. (...)

12 h : Je finis d’écrire ce texte, j’ai les larmes aux yeux. J’espère intérieurement que cette vague explication de notre quotidien d’infirmier en réanimation confronté en première ligne au Covid-19 fera réfléchir les gens qui ne comprennent pas le sens du confinement, que mes proches comprendront que j’ai besoin d’être soutenue, car nous vivons quelques choses d’horrible en ce moment à l’hôpital Nous avons besoin de vous tous qui devez respecter le confinement pour nous aider.

Une infirmière anonyme