Histoire des émotions, sous la direction de Vigarello, Corbin et Courtine

Au cœur de l’affection, des afflictions et des grandes émotions populaires

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 2 avril 2021 à 16:11

« Les émotions appartiennent à l’humanité. Elles l’accompagnent. » Des historiens les parcourent sur le temps long de l’Histoire, une réédition bienvenue en trois volumes.

Joie, tristesse, amitié, plénitude amoureuse, tendresse, désamour, déception, mélancolie, désenchantement… peur, colère, haine… Des personnes en particulier, des groupes sociaux sont touchés, concernant les relations familiales, le vécu quotidien et la vie politique. Il est difficile aujourd’hui (et que dire pour les siècles passés) d’atteindre à la vérité des êtres que nous côtoyons et de leurs rapports. Des journées d’études, des colloques ont été organisés. Trois historiens, Georges Vigarello, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, qui ont déjà dirigé Histoire du corps et Histoire de la virilité ont proposé à une soixantaine de leurs collègues d’étudier l’éventail des réactions émotionnelles et des troubles de la conduite de l’Antiquité à nos jours. Ils combattent le lieu commun des émotions comme « invariants historiques ». Loin d’être intemporelles, elles sont culturellement et socialement construites et varient selon les lieux, les époques et les pratiques sociales : c’est ainsi que le flegme britannique et la faconde transalpine ne provoquent pas les mêmes réactions de peur ou de colère.

La vie à découvert : les mots, l’émoi

Pour rendre au plus juste les troubles soudains et les perturbations plus ou moins éphémères causés par les événements des siècles passés, les auteurs ont eu recours aux témoignages, écrits, mémoires, chroniques, gravures et tableaux, romans, poèmes, pièces de théâtre et films et savent interroger ces ressources infiniment subtiles. Le premier tome nous conduit de l’Antiquité à la Révolution. En Grèce et à Rome, il était admis comme vérité une différence entre les comportements masculin et féminin : la colère des femmes aboutissant à des crimes monstrueux tandis que les hommes, capables de juger et de se maîtriser, passaient à l’action après réflexion. Le chromosome mâle continue encore d’afficher son excellence et s’en glorifie. Pourtant Achille verse des larmes alors que Lysistrata rit dans la joyeuse comédie d’Aristophane : les femmes faisant la grève du sexe pour que cesse la guerre du Péloponnèse. De même, la vision que les Romains avaient des Barbares censés être la proie de leurs instincts est erronée : ces peuples disposaient de lois et de façons d’agir auxquelles ils se conformaient pour gouverner leur violence. Sont aussi étudiés le culte de l’amitié avec Montaigne, la mélancolie avec la version canonique de Dürer et ce que disait la loi concernant « ravir, abuser, violer » (problème qui traverse les siècles). Le second tome nous mène jusqu’à la fin du XIXe siècle. Sous la Révolution, on assiste à une explosion des émotions et ce, sous ses deux aspects extrêmes, grande peur, colère et enthousiasme révolutionnaire, fraternité. Avec le romantisme s’éveille la notion « d’âme sensible » : célébration de la passion amoureuse (souvent malheureuse), émerveillement devant le paysage de la nature, multiplication des journaux et correspondances intimes. Mais ces siècles ne sont pas exempts de carnages (guerres et expéditions coloniales). À la fin du XIXe siècle, les émotions font l’objet d’études scientifiques et la psychologie se développe.

Le tome 3 concerne le XXe siècle et le présent. Période qui débute avec la « Belle Époque », cliché en vogue alors que la marée des croix de bois recouvre l’Europe, guerre qui déclenche des élans révolutionnaires. Un siècle qui reste celui du fer et du sang : deux conflits mondiaux, bombe atomique, traumatisme de l’univers concentrationnaire, crises économiques, licenciements, chômage (anxiété, dépression), extrémismes politiques et religieux. Les auteurs n’oublient pas les passions sportives, le cinéma, Rire, pleurer et avoir peur dans le noir (sur la couverture : James Stewart et Kim Novak dans Vertigo (Sueurs froides) d’Hitchcock), et la télévision (plaisir de l’enrichissement ou pesanteur cathodique des émissions aux rires lourds d’une connivence usée).

Vertu de l’excellence

Les émotions, nouvel et bel objet historique : parvenir à dénouer et à éclairer leur langage, leur mystère et leur complexité. Les soixante contributeurs en font une démonstration probante : des études généreusement argumentées et enrichies d’exemples détaillés avec beaucoup de science, de couleur et de subtilité (multiplication des angles d’analyse). Autant de textes aussi attachants qu’éclairants qui livrent en miroir des aperçus passionnants sur les « paysages émotionnels » et qui font partager les lectures de leurs auteurs. Une pleine réussite éditoriale.

Histoire des émotions, 3 tomes, Points Seuil, index des noms propres, 718, 636 et 806 pages, 12,50 € chacun.