Guerre d’Algérie : les chemins de la mémoire

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 24 mars 2022 à 19:13

À l’occasion des 60 ans des accords d’Évian et de l’indépendance de l’Algérie, le monde de l’édition et du documentaire télévisé a été particulièrement fécond. La guerre d’Algérie occupe une place névralgique dans l’opinion publique et continue de tarauder à vif une plaie qui n’est toujours pas refermée.

Début mars, Arte programme En guerre pour l’Algérie de Raphaëlle Branche et Rafael Lewandowski, documentaire alliant archives et propos des témoins et acteurs du conflit, civils et militaires, en France, en Algérie ou en exil, celles et ceux qui y ont participé, qui l’ont subi ou voulu l’empêcher. Mi-mars, France 2 présente C’était la guerre d’Algérie de l’historien Benjamin Stora né en 1950 à Constantine et de Georges-Marc Benamou, un récit global se focalisant sur des faits méconnus ou occultés (les dépossessions de terres) et les rendez-vous manqués entre le FLN et les gouvernements français. Deux ouvrages s’inscrivent dans une démarche historienne récente : imbrication entre l’Histoire et des destins individuels, abolition de la distance entre ceux-ci et les chercheurs.

> Algérie 1962. Une histoire populaire de Malika Rahal 1962 est une année charnière, une année fondatrice : transition vers la paix et émergence d’une Algérie post-coloniale. L’État algérien hérite d’un pays qui a subi violences et acculturation, confronté à des problèmes d’une ampleur démesurée qu’il faut traiter dans l’urgence : mettre sur pied les structures de l’État, reconstituer l’espace de vie de la population dont le quart (deux millions) a été parqué dans des conditions innommables, enfermé dans des camps de concentration (appelés camps de regroupement, l’armée française pensant ainsi couper l’ALN, bras armé du FLN, du soutien de la population), organiser le travail agricole, assurer l’approvisionnement des denrées alimentaires, produits divers et soins médicaux, préparer la rentrée scolaire… ce au moment du retour des combattants des maquis, des prisonniers libérés et de plus de 300 000 Algériens réfugiés en Tunisie et au Maroc et dans un climat d’émotions contradictoires : manifestations festives, angoisses, espérances, attentes de retrouvailles, incertitudes quant à l’avenir... L’historienne Malika Rahal, qui dirige l’Institut d’histoire du temps présent, évoque l’exode des pieds-noirs (650 000 sur un million de Français d’Algérie), panique alimentée par des rumeurs démentes telle celle du « sang volé » (des Européens enlevés et vidés de leur sang pour fournir des transfusions aux Algériens blessés par les attentats de l’OAS), rappelle le conflit entre le FLN et le Mouvement national algérien de Messali Hadj qui s’est traduit par la défaite des messalistes, luttes fratricides. Pour relater ces événements, elle s’appuie sur des sources trop négligées par la recherche historique classique : témoignages oraux et souvenirs personnels de près de 150 personnes (confrontant leur perception des événements et leurs émotions), entretiens dans la presse, biographies, chansons, poèmes, photographies et films. Pour être au plus près des faits, elle a ainsi recueilli les dits ordinaires de ceux dont l’Histoire ne parle pas, que les synthèses oublient, saisissant les relations sociales dans leur fonctionnement et dans le vif de l’expérience quotidienne. C’est tout un monde qui surgit, une humanité vivante. Collecte de grande ampleur, vaste geste de remémoration collective. Une manière neuve de sentir, de penser et d’écrire l’Histoire.

> Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial de Raphaëlle Branche Entre 1954 et 1962, près d’un-million-quatre-cent-mille appelés (maintenus jusqu’à trente mois) ou rappelés, nés entre 1936 et 1941, ont été envoyés en Algérie pour maintenir l’ordre et pacifier un territoire intitulé hypocritement départements français (25 000 y sont morts). Raphaëlle Branche, professeure à l’Université de Paris-Nanterre et autrice de La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), s’est entretenue avec des appelés et leurs proches, enquête commencée il y a vingt ans. Elle s’est particulièrement intéressée aux effets provoqués par cette guerre (reconnue seulement en 2002) dans les esprits de ces soldats du contingent et des membres de leur famille, principalement leurs enfants. Ces jeunes gens, même ayant pris de l’âge, n’ont jamais parlé de cette guerre sans nom, une guerre qui n’était pas la leur : il n’y avait pas d’appelés heureux en Algérie, ils ont refoulé leur vécu, leur ressenti (seuls quelques communistes ou chrétiens se sont confiés et ont informé des personnalités). Ce qui ne s’est pas dit, n’a pu se dire ou qu’on s’est interdit de dire (nombre d’entre eux ont brûlé leurs carnets ou journaux intimes)… ce mutisme s’explique en partie pour des raisons personnelles (comment vaincre cette inhibition, présence sourde d’une honte d’avoir vu ou pris part à des exactions, des atrocités) et surtout pour des raisons familiales et sociales (qui voulait les écouter). Comme l’opinion publique a été sensibilisée par des articles (l’Humanité, Le Monde, Témoignage chrétien) faisant cas de tortures et par les révélations de l’assassinat de Maurice Audin, leur silence a entraîné une suspicion avec comme conséquence des souvenirs sortis de l’oubli, traces encore éparses qui peu à peu ont laissé place à des récits devenus possibles. C’est ce domaine lacunaire que l’historienne a décidé de combler : mémoires à solliciter, à ouvrir, mémoires en marche. Ce livre paru en 2020 est réédité en format poche avec une postface de l’autrice qui a reçu quelque deux cents témoignages par courrier d’enfants, épouses, frères et sœurs, petits-enfants d’appelés qui se sont sentis concernés et qui l’ont acheté.

Les deux ouvrages aux éditions de La Découverte, le premier, 495 pages, 25 € ; le second, format poche, 600 pages, 16 €.