Bernard Noël

La parole libre du Dictionnaire de la Commune de Paris s’est éteinte

par LEDUC ALAIN
Publié le 23 avril 2021 à 16:19

Poète, romancier, critique d’art, Bernard Noël est notamment l’auteur du Dictionnaire de la Commune de Paris (chez Fernand Hazan, Paris, 1971). Il le décrivait comme le livre majeur de sa vie dont les hommes, les faits, les sentiments, les idées, la vie quotidienne sont les principaux matériaux. Sa composition, du propre aveu de l’auteur, affiche l’arbitraire de l’ordre alphabétique et démonte par là le récit même qu’elle appelle et alimente : c’est un texte sans hiérarchie, sans chronologie et, par nature, pluriel. « Pas de vérité toute faite, uniquement des relations que la lecture établit pour s’en aller à la recherche de la vérité. » Quelques jours après la disparition de Bernard Noël, nous publions l’hommage que lui a rendu Alain (Georges) Leduc.

Bernard Noël/Michel Surya Un dialogue tissé

Michel Surya est un écrivain et éditeur, né en 1954. Fin connaisseur de l’œuvre de Georges Bataille, il est le fondateur et directeur de la revue Lignes et des éditions Lignes. Bernard Noël, qui est décédé ce 13 avril à l’âge de 90 ans, aura poursuivi volontairement au fil de sa vie la conduite et la maîtrise d’une écriture politico-poïétique en passant du « On » au « Vous », du « Il » au « Tu », du « Je » au « Elle », dans différents livres - par exemple, chez P.O.L, Le Syndrome de Gramsci (1994), La Maladie du sens (2001), et Monologue du nous (2015). Ancienne, abondante, la correspondance entre les deux auteurs de ce nouvel opuscule porte sur beaucoup de sujets [1]. Sur la littérature le plus souvent. Mais sur la révolution aussi bien, et est-ce la partie que ceux-ci ont choisi d’isoler, prélever et reproduire ici, recomposant quelque chose comme un échange, un dialogue, qui court au long d’une petite vingtaine d’années, de 1991 à 2019. Bernard Noël [6 avril 2005] : « Quand on démonétise le mot “révolution”, c’est évidement pour rendre impensable ce qu’il désignait. L’acte qui démonétise entraîne une ruine, et en effet une ruine est désormais au centre de la pensée - au centre du corps, ai-je envie de dire, parce que la ruine est contagieuse et que, se répandant, elle contamine l’organisme, c’est-à-dire l’ensemble des organes. » Bernard encore, deux ans plus tard [23 avril 2007] : « La plus basse démagogie a “laminé” (on entend sans cesse ce mot) le désir de révolution. »

S’appuyer sur le négatif plutôt que le subir

Le dialogue se poursuit, au fil des années, un dialogue qui se tisse, fait d’une inouïe complicité. Ainsi de Michel Surya [24 avril 2007], au moment des élections présidentielles, qui vit Nicolas Sarkozy, le candidat de la droite, l’emporter sur Ségolène Royal, la candidate du centre droit (tout cela nous apparaît si ancien, maintenant) : « As-tu remarqué que la Bourse et la cotation des valeurs n’ont pas cillé, même positivement, à l’annonce des résultats ? Preuve, s’il en est, qu’il n’y a plus de politique, sinon celle des capitaux, bien supérieure à tout autre. » Réponse immédiate de Bernard, qui lui rétorque, le même jour : « Je ne cherche surtout pas à t’attrister car notre monde est suffisamment triste en soi. J’essaie depuis longtemps de m’appuyer sur le négatif plutôt que de le subir. » Le dernier mot de cette chronique sera à Michel Surya [26 avril 2007] : « Aujourd’hui, il n’y a plus que la domination, et la “mesure” éventuelle de ses effets, autant dire de ses ravages. » La parole libre de l’un des deux protagonistes se sera donc tue la semaine dernière. « Le vol s’est arrêté » avait dit Marina Vlady (née en 1938), au décès de son compagnon, le chanteur soviétique Vladimir Vyssotski (1938-1980).

Notes :

[1Sur le peu de révolution, Bernard Noël, Michel Surya, La Nerthe Librairie, 2020, 12 €.