Entretien avec Bruno Drweski

La Pologne, de l’espérance autogestionnaire à la sauvagerie capitaliste

par Jacques Kmieciak
Publié le 28 février 2020 à 20:28 Mise à jour le 9 février 2021

Dans son dernier opus Une solidarité qui a coûté cher ! Histoire populaire de Solidarnosc [1], l’historien Bruno Drweski nous plonge au cœur d’une décennie-charnière de l’Histoire de la Pologne. Des grandes grèves d’août 1980 jusqu’à la « table ronde » de 1989, prélude au changement de régime, Bruno Drweski analyse les mécanismes qui ont conduit à la restauration d’un capitalisme pur et dur au-delà de l’Oder.

Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

J’ai d’abord cru dans la naissance de Solidarnosc comme outil de réparation du socialisme, mais j’ai perdu confiance dans cette organisation à la vue des courants réactionnaires qui s’y développaient. Dans ce syndicat cohabitaient en effet des partisans trop romantiques d’un socialisme autogestionnaire et des intellectuels le manipulant dans une direction pro-occidentale. Dans le même temps, l’appareil central du Parti ouvrier unifié polonais (POUP) au pouvoir tombait largement aux mains d’une nouvelle bourgeoisie émergente. Dans les deux camps, on trouvait à la fois des partisans d’une refondation du socialisme et des partisans d’une contre-révolution capitaliste. Au final, après plusieurs péripéties dont la proclamation de la loi martiale en décembre 1981, le coup de force au sommet de 1988/89 a décidé d’une politique de privatisation accélérée. Aujourd’hui, après trente ans, le temps d’établir un bilan est arrivé, d’où ce livre.

Comment expliquez-vous que Solidarnosc, organisation de masse en 1980, soit passée d’un idéal autogestionnaire d’« amélioration du socialisme » à une logique libérale qui allait conduire à la « thérapie de choc » chère au ministre Leszek Balcerowicz, sans que cela ne soulève de réactions notables de la part de la population ?

En fait, dès le départ, la masse de grévistes de l’été 1980 prônait le slogan « Socialisme oui ! Déformations non ! », ainsi que la généralisation de l’autogestion des entreprises socialistes. Mais, comme le syndicat était né dans la spontanéité, un petit groupe de conseillers intellectuels a poussé à sa tête des petits chefs peu compétents obnubilés par le vernis occidental. Simultanément, beaucoup d’ouvriers polonais, en particulier sur le littoral de la Baltique, avaient de l’Occident la vision du « socialisme suédois » d’en face. Il semblait garantir à la fois les avantages sociaux du régime existant avec l’efficacité du marché. La propagande communiste avait réussi par ailleurs à convaincre les Polonais que « le socialisme montrait la voie du développement de l’Humanité ». Donc personne n’imaginait sérieusement qu’un coup de force réactionnaire et capitaliste soit possible. Il a dès lors fallu lancer la privatisation à un rythme accéléré (la fameuse « thérapie de choc ») en procédant à une grande braderie des biens publics au profit d’accapareurs sans scrupules pour que, soumis à ce coup de massue soudain, le changement de régime soit rendu possible. Tout le système a basculé en quelques mois, et une bourgeoisie compradore locale, soutenue par le gendarme d’outre-Atlantique, tenait fermement les rênes du pouvoir tandis que la propriété des grands moyens de production était passée aux mains des grands groupes étrangers.

Une partie de l’appareil du POUP s’engouffrera dans la brèche des privatisations... Comment l’expliquez-vous ?

Si l’appareil idéologique du Parti et les syndicalistes de l’OPZZ [Entente nationale polonaise des syndicats, ndlr] restaient attachés dans l’ensemble au socialisme, l’appareil économique, en particulier les directeurs des principales entreprises du pays, avaient désormais intérêt à privatiser en leur faveur les biens publics. Les réformes adoptées par le gouvernement Rakowski en 1988, ont ouvert la porte aux privatisations. Beaucoup de directeurs de grosses entreprises publiques ont alors créé, à côté, leurs propres entreprises privées. Ils ont conclu pour eux-mêmes des contrats permettant de faire passer les bénéfices des entreprises dont ils étaient toujours directeurs d’État dans les sociétés qui étaient leurs propriétés. La loi ne prévoyait en effet pas la notion de conflit d’intérêts. Une bourgeoisie est née ainsi à la va-vite à partir de la nomenklatura économique du Parti. En même temps, les dirigeants des structures de Solidarnosc, qui avaient échappé à la loi martiale, bénéficiaient des aides occidentales ; ce qui pouvait les aider à créer leurs propres entreprises privées. Au final, on a donc eu deux bourgeoisies en gestation simultanée. Elles ont négocié ensemble la « transition » sous l’œil bienveillant des ambassades occidentales et de la haute hiérarchie de l’Église catholique.

Cette « trahison » de cadres du Parti joue-t-elle encore sur le déficit de popularité des organisations de gauche en Pologne ?

Indéniablement, la « nostalgie » envers la période du socialisme, existe en Pologne. Mais elle ne pousse pas les Polonais à voter massivement pour des partis de gauche. Car ceux-ci défendent le plus souvent une ligne « sociétale » plutôt que sociale, et leur passage au pouvoir à deux reprises depuis 1989, n’a en aucun cas entraîné un recul du capitalisme. Une autre raison explique ce scepticisme : si le socialisme et le Parti communiste ont produit une bourgeoisie aussi rapace, cynique, carriériste et soumise aux grandes bourgeoisies étrangères, pourquoi voter à nouveau pour des partis qui risquent de produire encore une fois des opportunistes sans scrupules ? Cette question devrait interpeller ceux qui pensent toujours que la méthode d’analyse marxiste est utile. Les marxistes se sont révélés d’excellents analystes de la lutte de classe dans les sociétés capitalistes mais ils sont restés presque tous complètement ignorants sur la manière dont la lutte de classe se poursuit à l’intérieur même du socialisme. L’Histoire a pourtant démontré qu’elle s’y déroulait bien, puisqu’un État sans classes possédantes a été remplacé par un État les favorisant ; ces classes possédantes naissant et se développant d’abord « à l’abri » des structures du socialisme.

Notes :

[1Une solidarité qui a coûté cher ! Histoire populaire de Solidarnosc, Bruno Drweski, éditions Delga, 2019, 19 €