Chansons politiques et mémoires des rebellions

Le peuple en murmure, actes de renaissance

par ALPHONSE CUGIER
Publié le 22 février 2021 à 10:22

L’intérêt porté aux traditions orales renouvelle l’approche et l’étude des révoltes populaires en Europe et des mémoires sociales qui les accompagnent.

« Nous étions vingt ou trente brigands dans une bande/Tous habillés de blanc à la mode des, vous m’entendez/Tous habillés de blanc à la mode des curés » et Mandrin s’adresse à ses compagnons de misère avant d’être pendu, complainte composée en 1733 et chantée par Yves Montand. La réputation de Mandrin a gagné les siècles suivants (almanachs, feuilles volantes) et a été entretenue par des romans, des films (Le Chanois en 1962), des fêtes commémoratives et des parcours touristiques. Comment faire remonter à la surface d’autres révoltes enfouies dans le tréfonds des mémoires ? Croquants en Aquitaine (1594 et 1637), Nu-pieds en Normandie (1633)… les campagnes françaises ont connu des soulèvements épisodiques, les paysans armés de bâtons, de fourches se mettent en route au son du tocsin, insurrections mineures ou terrifiantes. Il en fut de même dans toute l’Europe. Leur étude est rendue difficile en raison de la rareté des sources qui émanent presque exclusivement des autorités (rapports de police, agendas du guet, décisions de justice) qui imposent leur propre vision, les population insurgées demeurées en marge de l’écriture ne laissant pas de traces. Comment, dès lors, accéder à cette parole qui fait défaut ? Les historiens tentent de lire entre les lignes de ces points de vue institutionnels et se tournent vers de nouveaux objets de recherche, vers d’autres archives, sources recueillies par les folkloristes et ethnographes et jusqu’alors insuffisamment utilisées : chansons, proverbes, prophéties, légendes, traces subjectives souvent écrites des années, voire des décennies après les événements. Transitant oralement de génération en génération, elles sont sujettes à des déformations, ajouts, héroïsations, omissions et peuvent varier d’une région à l’autre, subir l’influence de faits postérieurs. Néanmoins les historiens tentent d’y repérer les tourments et les espérances, les rancœurs et les peurs des populations révoltées. Le choix des cibles peut procurer des informations quant à leur organisation et stratégie.

La voix de la rue et des champs

Ces « effrois paysans » peuvent se réactualiser dans le temps long, semer des ferments de lutte : la mémoire comme moteur de révolte. Les chansons entonnées dans les rues, cafés et marchés, en sont le vecteur le plus important, elles dérangent le discours officiel, contestent l’ordre. Les autorités les censurent, traquent les colporteurs qui les diffusent. Les épisodes conflictuels concernant l’Europe occidentale (France, Angleterre, Allemagne, Pays-Bas) constituent le cœur de l’ouvrage, des territoires peu étudiés (Islande, Russie, Estonie) sont aussi abordés. Un regard sur la table des matières suffit à mesurer la richesse de ce « panorama » et de citer quelques unes des dix-neuf contributions : « L’originalité de la tradition orale camisarde, Les mémoires concurrentes, la légende de Guillaume Tell, Les chants de révolte en Bretagne bretonnante, Les révoltes russes de l’époque moderne dans les mémoires populaires. » Évoquons deux des cas étudiés. Celui d’une mélodie porteuse d’idéologie radicale contre les enclosures en Angleterre : les grands propriétaires terriens s’emparent d’une grande partie des terres communales exploitées en commun par tous les paysans. La mélodie Derry down a été reprise dans une vingtaine de pièces de théâtre chantées sur des thèmes souvent satiriques et la ballade The Coney Warren s’est propagée en échos depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. La seconde concerne Nell Flaherty’s Drake, chanson qui semble relever du comique (une veuve pleure son canard bien-aimé) mais qui, interprétée par des nationalistes irlandais, se transforme en allusion au révolutionnaire Robert Emmet exécuté en 1803.

Redonner corps à l’oralité

Une chanson, une mélodie peuvent faire lever une vérité qui n’avait pas été émise jusqu’alors, faire apparaître la question essentielle de l’imagination à l’œuvre dans ces traces « minimes », l’imagination comme piste possible et de ce fait invitation à réflexion et dimension politique indéniable. Cette sorte de micro-histoire élargit les points de vue. Les auteurs ne se bornent pas à des analyses purement descriptives, ils les mettent en liaison avec les problèmes qui agitent les sociétés au moment de la création de ces chansons. À travers elles, ils parviennent à libérer de la vie ; un monde, ce « levain (trop) méconnu de l’Histoire » s’exprime non pas directement mais par des signes sensibles. Nouvelles médiations… Goût du renouvellement historiographique, curiosité jamais rassasiée, richesse et pénétration, donnent naissance à des textes éclairants, mûris, qui nous font connaître de plus près les pensées des populations insurgées et comprendre l’Histoire de manière charnelle, à hauteur d’homme. Ces révoltes sont désormais un bien commun. Un livre stimulant, œuvre à la fois d’érudits et accessible à tous publics.

Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe XVe - XIXe siècle, sous la direction d’Éva Guillorel et David Hopkin, Presses Universitaires de Rennes, index des chants, bibliographie, 410 pages, 30 €.