© Jeanne Menjoulet/Flickr CC-BY 2.0
17 octobre 1961

Un crime d’État et une zone d’ombre de notre récit national

par Philippe Allienne
Publié le 15 octobre 2021 à 12:28

Il y a 60 ans, le 17 octobre 1961, a eu lieu à Paris la répression policière la plus meurtrière en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Bizarrement pourtant, la mémoire collective met plus souvent en avant la tuerie du métro Charonne, intervenue 4 mois plus tard, le 7 février 1962.

Dans les jours, puis les mois et les années qui suivirent le massacre du 17 octobre 1961, on ne parla que de quelques morts. Plus exactement, la préfecture de Paris, dirigée par Maurice Papon, a concédé trois morts dont un Européen et deux Algériens. Un peu plus tard, on parlera de six morts au total. Aujourd’hui, le bilan est toujours difficile à établir : 100, ou plutôt 200, voire davantage, personnes tuées par la police parisienne. Pour comprendre l’ampleur de la violence et de la rage du pouvoir, il faudra attendre le travail réalisé par Jean-Luc Einaudi, l’auteur de La Bataille de Paris - 17 octobre 1961, paru en 1991 et réédité en poche en 2001. Né en 1951, il n’a pas vécu à proprement parler la guerre d’Algérie. Il est, dit de lui l’historien Fabrice Riceputi, « un enfant de 1968 », mais son travail de recherche sur la vérité de ce 17 octobre n’en demeure pas moins essentiel. On savait jusque-là peu de choses, l’omerta pesant lourdement. Un livre est pourtant paru dès 1963, sous la plume d’un écrivain américain, William Gardner Smith. Ce dernier a vécu le drame. Mais son livre, écrit en anglais, n’est édité en France que depuis quelques jours. Traduit par Matthieu Matthieussent, il est titré Le visage de pierre. Il est intéressant de noter que ce roman est le premier à décrire un des événements les plus indignes de la guerre d’Algérie. William Gardner Smith y explore les zones d’ombre de notre récit national. En France, Didier Daeninckx a écrit Meurtres pour mémoire, mais en 1984. Maurice Papon restera impuni pour ce crime. Les crimes liés à la guerre d’Algérie ont été amnistiés. Jean-Luc Einaudi tentera bien de faire surgir la vérité en 1998, l’année où la France reconnaît enfin que les prétendues « opérations de maintien de l’ordre » étaient bien une guerre. Il voulait mettre Papon devant ses responsabilités. Mais ce dernier l’a attaqué en diffamation devant le tribunal correctionnel de Paris, en février 1999. Autre livre important, paru en 2006 dans son édition originale et réédité cette année chez Gallimard (collection Folio Histoire) : Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire. Il a été écrit par Jim House et Neil MacMaster et préfacé par Mohammed Harbi, historien algérien qui a exercé des responsabilités au sein du FLN de 1954 à 1965.

Boycott du couvre-feu

Ces rappels littéraires sont importants dans la compréhension du 17 octobre 1961. En 1961, les Français musulmans d’Algérie (FMA) ont été appelés par la Fédération de France du FLN à boycotter le couvre-feu décrété 12 jours plus tôt par le conseil des ministres. La police de Paris, dirigée par Maurice Papon, faisait appliquer cette mesure avec une extrême sévérité. Ce couvre-feu, ne s’appliquant qu’à une partie de la population, n’avait en fait rien de légal. Il s’agissait d’une mesure raciste obligeant les Algériens, déjà très sous-considérés, à ne pas sortir entre 20 h 30 et 5 h 30. Leurs commerces et cafés devaient même fermer dès 19 h. En appelant à boycotter cette mesure, et à manifester, la fédération de France du FLN optait alors pour une action de masse classique. Jusque-là, et depuis 1958, elle était plutôt dans la lutte armée. À cette époque, il y avait 400 000 Algériens sur le sol français, dont 150 000 à Paris et dans la région parisienne. La manifestation se devait d’être pacifique. Le FLN y veillait en demandant que l’on vienne les poches vides. Pas un canif n’était toléré. C’était compter sans le cynisme et le caractère belliqueux du préfet de police. La préfecture a été informée du détail de la manifestation relativement tard. Cela n’a pas empêché Maurice Papon de s’organiser. 10 000 policiers avaient la consigne d’empêcher à tout prix les Algériens venus des régions d’entrer dans la capitale. Les forces de l’ordre, en armes, étaient aux portes. Dans Paris même, et autour, une gigantesque rafle a permis d’arrêter les manifestants potentiels à la sortie des usines et dans les garnis. Le FLN avait prévu trois points de rendez-vous : dans le secteur des Champs Élysées, dans le secteur Opéra-République et sur la rive gauche, du côté de Saint-Michel.

On noie les Algériens

Sur les Champs-Élysées, aucun cortège n’a pu se former, tout le monde ayant été arrêté dès le Pont de Neuilly. Un cortège s’est constitué sur Opéra-République mais il a été découpé par la police qui a massacré sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Sur la rive gauche, on a noyé en jetant dans la Seine les Algériens, morts ou blessés, du pont Saint-Michel. Au total, 11 500 Algériens ont été embarqués en quelques heures pour être détenus dans des camps souvent improvisés, mais aussi au Palais des Sports, Porte de Versailles (6 000 personnes), au Centre d’identification de Vincennes, voire même dans les commissariats et à la préfecture de police. Pour les arrestations, la police ne disposait pas de suffisamment de cars. Alors, elle a réquisitionné des bus de la RATP où les gens ont été entassés et desquels, histoire de les humilier davantage, on les sortait parfois par les fenêtres. La police a aussi utilisé sa technique de la « haie d’honneur », faisant passer les gens entre deux rangées de policiers pour les tabasser. En ville, les manifestants ont subi de nombreux tirs de mitraillettes ou de révolvers. Ils ont été battus à coups de « bidule », un bâton de bois d’un mètre de long, ou garrotés à l’aide de câbles de freins de bicyclette. Des morts jetés à la Seine, des cadavres retrouvés à l’Institut médico-légal, des personnes hospitalisées, il était quasiment impossible alors d’établir un bilan. De nombreux morts n’ont pu être identifiés, d’autant que leurs papiers avaient été retirés. Certains ont été enterrés à la sauvette, dans des fosses communes. D’autres, récupérés par leurs proches, ont sans doute été enterrés dans les bidonvilles pour respecter le rite religieux. D’autres encore sont morts plus tard, des suites de leurs blessures. Enfin, des expulsions ont eu lieu, sans bagages, vers l’Algérie. Officiellement, la France les renvoyait dans leurs douars d’origine. En réalité, ils mourraient souvent dans d’autres camps. Maurice Papon a longtemps gardé la maîtrise des documents. La répression a été horrible alors que les affrontements dénoncés par les autorités étaient une invention. Mais à l’époque, le FLN n’était pas ou très peu soutenu par la gauche. Le PCF se méfiait et la réciproque était vraie. La SFIO, pour des raisons évidemment politiques, ne pouvait soutenir et participer à la manifestation. Cette faille explique peut-être que l’on se souvienne davantage du massacre de février 1962, au métro Charonne. Les victimes, qui manifestaient contre l’OAS, étaient militants de la CGT et, pour la plupart, communistes. Mais le 17 octobre 1961 a indéniablement donné lieu à un crime d’État.