© Collection privée Aleksandra Sulawa
Elle explore une page méconnue de notre histoire sociale

Aleksandra Sulawa sur les pas de ses aïeux

par JACQUES KMIECIAK
Publié le 8 juillet 2022 à 12:14

Journaliste polonaise de Cracovie, Aleksandra Sulawa prépare un ouvrage sur les rapatriements des mineurs polonais du Nord-Pas-de-Calais à la Libération. Récemment, elle s’est rendue à Haillicourt au domicile de naissance de son grand-père Franciszek.

De 1946 à 1948, 62 000 Polonais de France ont gagné le pays de leurs ancêtres. Dans la perspective de reconstruire un pays ravagé par six années d’occupation nazie et de poloniser les « territoires recouvrés » arrachés à l’Allemagne vaincue, Varsovie invite « ses enfants disséminés à travers le monde » à réémigrer. Soucieuse de tourner le dos à son passé féodal, la Pologne ambitionne alors de s’engager dans la voie du socialisme. Bon nombre des mineurs du Nord s’installeront en Basse Silésie, à Walbrzych notamment qui revêt des allures de « Petite France ».

La dure condition de mineur de fond

C’est le cas de Franciszek Sulawa, le grand-père d’Aleksandra, né en mars 1929 à Haillicourt. Originaires de Rycerka, un village montagnard du sud de la Pologne, ses propres parents ont fui la Pologne de Pilsudski et sa misère noire, pour s’installer dans le Bassin minier au début des années 1920. « Il n’y avait pas de travail au village où ils vivaient, pas de terres à exploiter. Aussi ont-ils choisi de chercher le bonheur à l’étranger », confirme Aleksandra. Début 1942, Franciszek embrasse une carrière de houilleur à la fosse 6 de la Compagnie des mines de Bruay. « Il travaillera en partie au fond comme rouleur. Un métier dur avec des impacts négatifs sur la santé puisqu’il contractera la silicose », poursuit sa petite-fille.

À l’heure du choix

Dans l’immédiate après-guerre, la question du retour en Pologne « divise la famille. Ses parents font finalement ce choix, entraînant dans leur sillage Franciszek et deux de ses frères, Wladyslaw et Stanislaw. C’est surtout mon arrière-grand-père qui était partisan d’une réémigration. Il était nostalgique de la langue, des saveurs et des paysages polonais. Il rêvait d’avoir sa propre maison avec un jardin et une vue sur les montagnes. Il pensait avant tout à l’avenir de ses enfants, souhaitant qu’ils bénéficient d’une ascension sociale », précise Aleksandra. Stanislaw, l’aîné des trois frères, « était convaincu de la nécessité d’aider à la reconstruction du pays. Il éprouvait de la sympathie pour la gauche. Il devait être membre de la CGT ». Franciszek et Wladyslaw « étaient plus jeunes. Ils se sont adaptés à la décision de leur père ». Deux autres frères sont cependant restés en France, « déjà adultes, ils n’envisageaient pas de refaire leur vie en Pologne ».

Études universitaires

Nous sommes à l’été 1946. Aux frais de la République polonaise, les Sulawa prennent le train pour Walbrzych, riche de l’ensemble des biens accumulés (dont les meubles) ici. L’assurance leur est donnée d’obtenir un travail et une demeure au-delà de l’Oder. « Ils vivaient dans une petite maison, près de la forêt, avec vue sur les montagnes et trois poiriers dans la cour comme le voulait mon arrière-grand-père », indique Aleksandra. Comme espéré, la Pologne populaire offre à Franciszek l’opportunité de s’émanciper de la dure condition de mineur de fond. Des études à la prestigieuse université des sciences et technologies AGH de Cracovie lui offrent de retrouver le chemin de l’industrie houillère, mais à un poste de direction en qualité de responsable de la sécurité. « Ce n’était pas pénible physiquement, mais dur sur le plan psychologique. Il était responsable de la santé, et même de la vie de ses collègues dont il était apprécié. C’était stressant », avance Aleksandra.

Nostalgique de la France

Dans l’Hexagone, les partisans du gouvernement polonais en exil à Londres développent un discours hostile aux retours au pays estimant que la plupart des rapatriés auraient regretté ce choix, trompés par la propagande. Qu’en est-il pour Franciszek ? « Il est difficile de répondre à cette question sans équivoque ; son retour lui a permis une opportunité d’ascension sociale qu’il n’aurait probablement pas eu en France », rappelle Aleksandra qui indique qu’en dépit de cette réussite sur le plan professionnel, Franciszek a toujours manifesté un attachement à son pays de naissance : « Son départ à l’âge de 17 ans a été un déchirement. Il s’est mis à acheter des livres en français et cultivait les traditions culinaires du Nord. Chaque année, il célébrait le 14 juillet. Il suivait l’actualité de la France et appréciait toujours y voyager. »

Une histoire méconnue

Très tôt, Aleksandra prend conscience que cette « histoire familiale s’inscrivait dans une autre beaucoup plus vaste ». Un passé largement méconnu en France. Et même désormais occulté en Pologne où l’extrême droite au pouvoir tente de réécrire l’Histoire dans un sens ultranationaliste. Un ostracisme à mettre en lien avec le fait que « les rapatriés sont considérés comme des communistes ». Désormais octogénaires voire nonagénaires, « il leur est extrêmement douloureux de constater qu’après avoir travaillé si dur pour reconstruire la Pologne, personne ne se souvient d’eux », glisse Aleksandra bien décidée à réparer cette injustice car il s’agit d’une « histoire universelle de travail, d’espoir, d’identité et de recherche d’une place sur Terre. Une histoire à sauver de l’oubli ».

Un ouvrage en préparation

D’où l’idée d’écrire un ouvrage où seront évoquées les motivations des rapatriés, leurs espoirs, leurs déceptions parfois, les joies et les regrets tout en rappelant le contexte dans lequel ce mouvement migratoire s’est produit. Un projet qui l’a donc conduit récemment dans le Bassin minier de Haillicourt à Lens, à la rencontre d’acteurs de la communauté franco-polonaise du Nord-Pas-de-Calais afin d’appréhender aussi « la force des liens que la Polonia continue d’entretenir avec la Pologne ».

À lire : Découverte de la Pologne 1948, par Jacques Estager, suivi de À la Libération, les Polonais bâtisseurs de la Pologne populaire, par Jacques Kmieciak. Éditions Nord Avril. 12 euros (frais de port compris). Rens. au 06 11 50 14 92.