4 Février 1970. 6 h 55. La fosse 6 de Fouquières-lès-Lens est le théâtre d’une catastrophe parmi les plus meurtrières de l’histoire des Charbonnages du Nord de la France. 16 morts âgés de 20 à 54 ans, 12 blessés, 40 orphelins : le bilan de ce coup de grisou est terrible. En provenance de l’Élysée ou du… Vatican, les messages de compassion affluent au siège du Groupe d’Hénin-Liétard. Comme toujours en pareil cas, les Houillères entreprennent une enquête et mettent ce drame sur le compte de la « fatalité » ! La CGT pointe quant à elle d’emblée les conditions de sécurité jugées défaillantes. Elle appelle à un débrayage de 24 heures pour le 6 février, avec le soutien de l’ensemble des autres organisations syndicales.
L’entrée en scène des « maos »
Insuffisant sans doute pour les militants maoïstes de la Gauche prolétarienne (GP). Fondée à l’automne 1968, la GP se revendique de l’enseignement du dirigeant communiste chinois Mao-Tsé-Toung. Dirigée par Benny Lévy, elle a pour organe La Cause du Peuple. Ses militants s’emparent de cet évènement pour poursuivre leur tentative de pénétration d’un milieu ouvrier qu’ils prétendent émanciper. Le 7 février, une douzaine d’entre eux interviennent le jour des funérailles de façon pour le moins ostentatoire « en se saisissant des œillets des couronnes funéraires pour se les placer à la boutonnière. L’assistance a alors appréhendé ce geste comme une provocation. Cela a jeté un froid. Peu après, des mineurs s’en sont pris aux maoïstes. Des coups ont été échangés », révèle André Démarez, alors secrétaire à la propagande du PCF du Pas-de-Calais. Les trublions terminent cette journée au commissariat de Billy-Montigny ! Dans Nord-Matin, le journaliste Jean Cleutjens accuse ces jeunes d’avoir voulu « troubler le repos des morts ». Les maoïstes dénoncent pour leur part un véritable guet-apens tendu par les forces de l’ordre.
Les bureaux des Houillères incendiés
Dans la nuit du 16 au 17 février, la Nouvelle Résistance populaire (NRP), véritable branche armée du mouvement, s’en prend à l’aide de cocktails Molotov au Bureau de reconversion des Houillères à Hénin-Liétard. Elle « entend par ce geste affirmer aux yeux du peuple que les Houillères sont responsables de la mort des 16 mineurs ». Sa cible ? L’État-patron qui aurait, par sa négligence, provoqué cette catastrophe qualifiée ici de « crime ». La NRP prend bien soin de s’attaquer, de nuit, à un immeuble vidé de ses occupants. Pas question de faire couler le sang. Quelques vitres cassées. Des chaises brûlées. Un début d’incendie finalement sans conséquence. L’impact est minime. Qu’importe : l’essentiel est de marquer les esprits. Le sont-ils vraiment ? L’action semble passée inaperçue ou presque aux yeux de la population. Mais pas du pouvoir pompidolien bien décidé, sous la houlette de son ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, à débarrasser le pays de sa « chienlit » gauchisante.
Des militants interpelés
Quelques semaines plus tard, au printemps, dans un climat national de chasse aux sorcières (la GP est officiellement dissoute le 27 mai), une dizaine de militants maoïstes sont appréhendés. Dominique Lacaze, enseignante au lycée de Douai, Bernard Victorri, assistant à la faculté des sciences de Lille, Pierrette Madesclaire, professeure de collège à Dunkerque, Patrick Taupe et Jacky Tropchaud, ouvriers dans le Dunkerquois, et Jean Schiavo sont incarcérés. Jean Schiavo est « le grand patron de la GP pour le Nord de la France. Installé à Lille, durant des semaines, il court des amphis aux entreprises, recrute des jeunes prolos en rupture de CGT ou des vieux mineurs nostalgiques de l’époque où le Parti communiste affrontait les CRS dans les corons », selon Hervé Hamon et Patrick Rotman, les auteurs de Génération. Soupçonné d’être l’instigateur de cet attentat, Bernard Liscia, embauché aux chantiers navals de Dunkerque, est lui en fuite.
Un « Tribunal populaire » à Lens
Poursuivis pour destruction d’édifice par substances explosibles et infraction en relation avec une entreprise consistant ou tendant à substituer une autorité illégale à l’autorité de l’État, ils doivent comparaître devant la Cour de sûreté de l’État. Théoriquement, les faits imputés sont passibles de la peine de… mort comme le rappellera le président à l’ouverture du procès, le 14 décembre 1970 à Paris. Deux jours plus tôt à Lens, le Secours rouge du Nord réunit 500 personnes dans le cadre d’un « Tribunal populaire » inspiré du modèle du Tribunal Russell de dénonciation des crimes de guerre américains au Vietnam. Il est présidé par l’Arrageoise Eugénie Camphin. La mère de Maurice, Paul, et René, résistants communistes aux destins tragiques s’explique : « Devant la nouvelle vague de répression qui s’abat toujours sur les mêmes, “les exploités”, j’ai cru de mon devoir de donner suite au combat mené par mes fils… ». Lors de son réquisitoire, le philosophe Jean-Paul Sartre, reconverti en procureur, tord le cou à la notion de fatalité avant que le « Tribunal populaire » ne reconnaisse l’État-patron « coupable de l’assassinat du 4 février ». Plus tôt, Bernard Leroy, ingénieur à l’École des mines de Paris, aura fait la démonstration de la culpabilité des Houillères qui, par leur obsession du rendement, auront mis leurs salariés en danger.
Acquittement surprise
Accompagné de Joseph Tournel, ex-mineur du Bruaysis et dirigeant national de la GP, Bernard Leroy ira défendre sa thèse devant la Cour de sûreté de l’État et la convaincra de son bienfondé. Estimant « qu’il n’existait pas de charges formelles », hormis le témoignage de deux individus sujets à caution, cette cour spéciale pourtant réputée pour sa sévérité acquittera les militants de la GP. À leur grande surprise ! Ragaillardis par ce succès inattendu, les maoïstes auront tôt fait du Nord-Pas-de-Calais, l’un de leurs bastions. Ils s’offriront, à défaut de conquérir le cœur des travailleurs, une nouvelle percée médiatique au printemps 1972 avec la découverte du corps d’une fille de mineur dans un terrain vague. L’« Affaire de Bruay-en-Artois » pouvait débuter…
À lire
Rebelles ! L’histoire secrète des « maos » de la Gauche prolétarienne (GP), et ce qui s’en suivit… (1968 – 2020), de Jean-Paul Cruse. Pour toute commande, écrire à : jeanpaulcruse @ gmail.com.