Histoire sociale est en train d’inventer d’autres cheminements pour évoquer des des- tins singuliers, souvent tragiques, de personnes qui n’ont laissé que peu de choses. Pièces d’identité, papiers militaires, lettres à l’encre décolorée, comptabilités, certificats de travail, attestations de droits aux se- cours, bribes de mémoires, médailles, photos écornées composent un ensemble pauvre rempli de silences : une sève humaine à l’état brut, squelette d’une réalité sociale. Écrits et objets longtemps oubliés, négligés par les pratiques de l’histoire savante. Certains d’entre eux sont reliés à des émotions qui parfois prennent du relief et deviennent des scènes qui donnent à lire les rapports et les enjeux sociaux. Gens de peu, gens humbles, petites gens (comment les nommer ?), marginaux, détenus, patients des hôpitaux psychiatriques, petits marchands, artisans, mères sans ressources... des blessés du monde : de quoi leur dénuement est-il révélateur ? Petites joies, difficultés d’être au monde, drames vécus... ils ont rarement pu les exprimer, les mettre en mots. Ce sont ces traces, ces reliquats de l’ordinaire que des conservateurs ont préservés et continuent de collecter et que des historiens et sociologues tentent d’arracher à leur insignifiance apparente. Projet modeste mais d’une ambition démesurée : toute vie est bonne à dire, faire jaillir le vivant de ce qui est au premier abord le plus mort, donner chair au passé de ceux qui ont vécu leur temps sans laisser de nom, prendre en compte les secrets des vaincus, des exclus, des exploités, réfléchir à leur destin commun.
La grande muette de l’Histoire
Parmi les dix-sept interventions, citons-en quelques unes pour montrer l’éventail des recherches effectuées : Les gens simples face à l’hiver (XVI- XVIIIe siècles) ; ATD Quart Monde (créé en 1959), chroniqueur de la vie des exclus ; Les brûlements de papiers (droits seigneuriaux...) au cours des révoltes des temps modernes ; Dans les langes, les bonnets et les poches : papiers et objets des enfants abandonnés à Paris (XVII-XXe siècles). Examiner ces archives (comme Arlette Farge et Carlo Ginzburg dans leurs domaines respectifs), c’est donner la parole à ceux à qui on la déniait et qui étaient censés ne pas en avoir, c’est prendre en charge d’anciennes sensibilités. Les intervenants ne se sont pas contentés de mettre bout à bout ces éclats d’existences tronquées mais se sont évertués à tisser un contexte, un lien entre des petits riens qui incarnent aussi le mouvement de l’Histoire. Les archives de ces gens simples mettent en jeu une mémoire et son inscription dans une histoire tributaire des rapports de forces œuvrant au sein des sociétés.
Archives des gens simples, sous la direction de Yves-Marie Bercé, Presses Universitaires de Rennes, 248 pages, 32 €. Colloque tenu en 2017 à l’initiative de la Société des Amis des Archives de France.