Le site du Camp des Milles a attiré 800 0000 visiteurs en dix ans. © Jacques Kmieciak
À Aix-en-Provence

Le Camp des Milles ou quand l’Histoire alerte le présent

par JACQUES KMIECIAK
Publié le 6 janvier 2023 à 15:55

Au cœur de la Provence, le Camp des Milles est le seul grand camp français d’internement et de déportation encore intact. Inauguré en 2012, ce « lieu de commémoration et de transmission », selon Emmanuel Macron présent sur place en décembre dernier pour son 10e anniversaire, a déjà attiré 800 000 visiteurs.

C’est en septembre 1939, à la déclaration de guerre, que la IIIe République décide d’incarcérer dans cette tuilerie désaffectée d’un bourg à l’écart d’Aix-en-Provence des ressortissants d’origine allemande ou autrichienne appréhendés comme de potentiels « sujets ennemis ». Le hic, c’est que bon nombre d’entre eux sont des réfugiés hostiles au IIIe Reich à l’instar du peintre et sculpteur Max Ernst, figure du mouvement surréaliste. 700 d’entre eux auraient été livrés au Reich en juillet 1940. À cette date, le camp est situé en « zone libre ». On y transfère alors des anciens des Brigades internationales d’Espagne en provenance du Sud-Ouest comme Giuliano Pajetta, futur dirigeant du Parti communiste italien, mais aussi des Juifs expulsés du Palatinat, du Wurtemberg et du pays de Bade. Dès l’automne, des étrangers jugés « indésirables » y sont en transit dans l’espoir d’une émigration en Amérique. Bien peu obtiendront satisfaction. À l’été 1942, ce sont des Juifs raflés dans la région qui y élisent domicile dans l’attente d’un transfert vers Auschwitz. 2 000 Israélites y seront déportés vers les camps de la mort, dont une centaine d’enfants livrés, n’en déplaise à Éric Zemmour, par le régime de Vichy aux autorités allemandes sans que ces dernières l’aient exigé ! Au total en trois ans, 10 000 hommes et femmes de 38 nationalités y seront détenus. L’occupation de cette « zone sud » par les nazis met un terme, en décembre 1942, à son existence.

Les prisonniers étaient détenus dans une ancienne tuilerie.
© Jacques Kmieciak

Tirer la sonnette d’alarme

Au bénéfice de la reprise de l’activité industrielle en 1947, ce lieu de mémoire tombe peu ou prou dans l’oubli. En 1981, la perspective de la démolition de la Salle des peintures murales provoque un premier sursaut mémoriel suivi quatre ans plus tard de la pose d’une stèle commémorative et de l’inauguration d’un chemin des déportés à l’extérieur. Celui-ci constitue, encore aujourd’hui, l’un des temps forts de la visite. Le site-mémorial ouvre en 2012 sur l’insistance d’anciens déportés inquiets de la résurgence en France et en Europe de « cette idéologie extrémiste » incarnée par « le régime de Vichy et sa politique d’extrême droite, autoritaire, nationaliste, xénophobe et antisémite ».

Un wagon d’époque indique l’endroit d’où les Juifs ont été déportés vers l’Allemagne.
© Jacques Kmieciak

Convergence des mémoires

Il se parcourt en trois étapes. Un volet historique évoque la montée des périls sur le continent depuis la fin de la Grande Guerre tout en abordant les périodes successives d’internement. On y apprend qu’au cours de la première d’entre elle, des formes de résistance émergeront via la création artistique. L’un des fours de cuisson est ainsi transformé en salle de spectacle et de détente baptisée Die Katakombe en référence à un célèbre cabaret berlinois fermé par les nazis en 1935. Des bornes audiovisuelles riches en témoignages reconstituent par ailleurs les destins individuels. Émotions garanties !

Une vue du Camp des Milles du Chemin des déportés.
© Jacques Kmieciak

Un autre volet davantage mémoriel offre de déambuler au contact des espaces où étaient entassés les détenus et ainsi d’appréhender les conditions d’insalubrité (vermine, maladies, promiscuité, poussières, saleté, nourriture insuffisante…) auxquelles ils étaient confrontés. De passage aux Milles, l’écrivain bavarois Lion Feuchtwanger réussit à s’enfuir aux États-Unis. Dans Le Diable en France, il témoignera de ses conditions de subsistance dans un bâtiment qu’il compare aux « catacombes ». Une troisième section se veut enfin « réflexive ». Ici, « à l’opposé de toute “concurrence des mémoires”, qui accompagne généralement les focalisations identitaires, le choix méthodologique a été fait d’élargir la recherche à d’autres histoires génocidaires du XXe siècle (Arméniens, Tsiganes, Tutsis du Rwanda) », souligne l’historien Alain Chouraqui, l’un des concepteurs du site. Il s’agit de permettre aux visiteurs de « mieux comprendre les étapes de l’engrenage vers le pire ainsi que les mécanismes humains récurrents (préjugés, effet de groupe, passivité, soumission aveugle à l’autorité…) qui y ont conduit et peuvent y conduire ». Et ainsi de s’interroger sur « la responsabilité de chacun dans une possible “montée des périls” ». Au nom du « plus jamais ça ! ». Car comme le suggérait le poète Paul Éluard, « si l’écho de leurs voix faiblit, nous périrons ».

Site-mémorial du Camp des Milles, 40, chemin de la Badesse à Aix-en-Provence. Tel. : 04 42 39 17 11. Site : campdesmilles.org.