Un été en poésie (2)

par JEROME LEROY
Publié le 9 juillet 2020 à 19:01

Marx à Ericeira

Marx
La mer est bleue comme jamais à Ericeira
Onde o mar é mais azul
Sur le panneau en azulejos
Et ta théorie de la valeur
Se vérifie quand je commande mon imperial
À la terrasse d’un bar des Furnas
Marx
La mer est à cinq ou six mètres
C’est à Ericeira que la famille royale portugaise
Embarqua le 2 octobre 1910
Pour un exil définitif
Et que le Portugal entrait dans la révolution
Industrielle
Confirmant encore une fois ton
Manifeste
C’est la bourgeoisie qui fait les révolutions
Bourgeoises
Croire le contraire est une erreur n’est-ce pas
Marx
N’est-ce pas
La mer est la même que l’année de
L’abdication
À Ericeira
La mer ne change pas
Comme la validité de ta philosophie
Marx
Je pourrais aller à Mafra Cintra
Ou bien Lisbonne
Mais l’été et les années me rendent
Paresseux
Il y a dix ans déjà déjà dix ans
J’étais à Ericeira
On payait encore en escudos
Et c’était l’exposition universelle de 1998
Et le devenir-monde de la marchandise se réalisait
Marx
Je me souviens du pavillon poétique et minuscule
De la Slovaquie
Pays sans rivages dans une exposition consacrée à
L’Océan
Pavillon poétique et paradoxal
Qui avait décidé de montrer la mer
Comme le rêve d’un rêve de ses poètes
Un débarcadère donnait sur une plaine virtuelle
Et les vagues s’entendaient comme des regrets dans des baffles
Invisibles
Le beau songe d’un pays endormi
Marx
Le désir de la mer était la mer du désir
Le renversement dialectique est la seule poésie du réel
Dans le Portugal de 1910 ou de 1998 ou de 2008
Dix ans déjà déjà dix ans
Et quoi
Deux ou trois romans quinze ou seize kilos vingt ou trente poèmes
Je ne compte pas ce que j’ai lu et bu
Je ne compte pas ce que j’ai pleuré ou ri
Je suis trop paresseux pour ça
Comme je suis trop paresseux pour aller à Mafra Cintra
Ou bien Lisbonne
Dix ans
Marx
Dix ans
Je lisais ta Guerre Civile en France
Sous la couverture orange des Éditions Sociales
Et je la relis maintenant sous la couverture chic des éditions
Mille et une nuits
Mais ton texte
Marx
Contraire à moi
Mes amours mes idées mon sang mes folies mon temps
Ton texte
Marx
Lui n’a pas changé
Rigoureux cinglant précis ironique
Comme la mer à Ericeira
La mer qui ne change pas non plus.

Un dernier verre en Atlantide (La Table Ronde, 2010)