Eh ! Manu, eh ! Agnès ! Joseph vous invite à la magie 

par ANDRE CICCODICOLA
Publié le 15 octobre 2021 à 12:38

La monarchie absolue nous avait offert une Marie-Antoinette vantant les mérites du travail de la terre. Le clou du hameau qu’elle avait fait construire à Versailles (un décor champêtre à faire pâlir Disney) était une ferme dans laquelle elle se promenait en robe à crinoline et chapeau de fine paille avec ruban de soie bleu, montrant à ses enfants ravis, moutons proprets chèvres et cochons roses. À quelques lieues de là, derrière les murs sévèrement gardés du palais, les pieds collés dans la glaise, les paysannes et les paysans courbaient le dos du lever du soleil au coucher pour tenter d’en arracher le pain noir qui les nourrirait, l’essentiel de leur récolte étant destiné à la marquise, au monarque et à une cour prédatrice. Le macronisme vient de produire une sorte de remake par la voix d’Agnès Pannier-Runacher, ministre de son état. La terre n’est pas son domaine. Elle, c’est l’industrie dont elle nous livre sa vision. « J’aime l’industrie parce que c’est l’un des rares endroits où l’on trouve encore de la magie au XXIe siècle. La magie de l’atelier où on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier, pas l’apprenti de celui qui a trente ans d’expérience, où l’on ne distingue pas celui qui est né en France de celui qui est arrivé par l’accident d’une vie. » Et elle ajoute : « L’usine ? C’est la fierté de travailler [...] parce que lorsque tu vas sur une ligne de production, ce n’est pas une punition, c’est pour ton pays, pour la magie. » L’usine est parfois devenue le lieu de hautes technologies. Y œuvre un monde ouvrier hautement qualifié, mais où l’immigré est le plus souvent voué aux tâches de nettoyage confiées à des sous-traitants, rois de « l’heure sup non payée ». Mais qu’en est-il de l’industrie en général et pour la majorité des OS ? Qu’en est-il tout particulièrement pour celles et ceux qui travaillent dans l’agroalimentaire, premier secteur industriel français ? Laissons la parole à Joseph Ponthus, ouvrier dans ce secteur en Bretagne (abattoirs, poissonnerie, etc.) et qui a fait de sa vie d’intérimaire, en 2019, un roman intitulé À la ligne [1]. Cette fameuse ligne dont parle la ministre.

« En tant qu’intérimaire. L’embauche n’est jamais sûre Les contrats courent sur deux jours une semaine tout au plus Ce n’est pas du Zola mais on pourrait y croire  […] On est au XXIe siècle J’espère l’embauche J’attends la débauche J’attends l’embauche J’espère. »

Et que se passe-t-il une fois embauché ?

« À l’usine on chante. Putain qu’on chante On fredonne dans sa tête On hurle à tue-tête couvert par le bruit des machines On sifflote le même air entêtant pendant deux heures On a dans le crâne la même chanson débile entendue à la radio le matin C’est le plus beau passe-temps qui soit Et ça aide à tenir le coup Penser à autre chose. »

Les jours, les semaines, les mois passent et qu’advient-il pour celles et ceux qui ont la chance de vivre dans le monde merveilleux de la ministre quand il faut s’y rendre le week-end, et c’est souvent, parce que le salaire au Smic ne suffit plus à payer les quittances ?

« Demain J’ai rencard chez le kiné. Mon corps commence doucement à être ravagé par ce bon mois de carcasses Tout mon corps Mes muscles mes articulations mes lombaires mes cervicales Le reste de mon corps dont je ne sais pas le nom “Le corps est un tombeau pour l’âme” Dit la vieille maxime grecque classique Et je réalise que L’âme est aussi un tombeau pour les corps Mes cauchemars sont juste à la hauteur De ce que mon corps endure. »

En moyenne, 2,5 millions de travailleurs sont touchés chaque année par un accident du travail. Quatre fois plus d’ouvriers que de cadres supérieurs. Les cadres âgés de 35 ans peuvent espérer vivre encore 47 ans et les ouvriers 41 ans. Six ans de vie en moins laissés sur la ligne magique d’Agnès Pannier-Runacher. Laissons les derniers mots de ce billet à Joseph Ponthus quand il évoque une grève des titulaires de l’usine et la manif qu’ils préparent.

« J’aurais été bien parmi eux, à foutre un coup de pression aux flics devant la préfecture J’aurais été si heureux d’être parmi ces “illettrés” que Macron conchie De ceux qui ne bossent pas pour se payer un costume mais une polaire Decathlon vu le froid dans lequel nous bossons D’être de cette force collective et de se marrer sur les fainéants qu’il présume que nous sommes Eh Manu Tu viendrais pas avec nous demain matin pousser un peu de carcasses qu’on rigole un peu. »

Eh ! Agnès ! Pourquoi te prives-tu de partager à plein temps et toute une vie, ce monde magique que tu vantes si bien ?

Notes :

[1À la ligne, de Joseph Ponthus aux éditions de la Table ronde, janvier 2019, 272 pages, 18 euros.