L’incendie, le milliardaire et le smicard

par ANDRE CICCODICOLA
Publié le 19 avril 2019 à 13:26

L’incendie qui a ravagé Notre-Dame de Paris a provoqué une sidération nationale. Cet ébranlement interpelle. Il faudra sans doute du temps pour comprendre la profondeur du phénomène qui dépasse la seule émotion. Il va au-delà du sacré qu’incarne la cathédrale.

Notre-Dame de Paris est un livre de pierres qui raconte notre histoire commune, ses événements heureux, tragiques ou glorieux. Il est aussi le livre de la connaissance et des savoir-faire d’un peuple bâtisseur. Qu’un tel géant de pierre ait pu être conçu, à la fin du XIIe siècle, pour tutoyer le ciel de si près, laisse nos contemporains pantois. Qu’avaient ses constructeurs à leur disposition, pour édifier un tel joyau ? Leurs têtes, leurs bras, des marteaux et des ciseaux, des leviers, des équerres, des cordes, des plumes, du parchemin et la lueur des bougies pour calculer les forces assurant que les clefs de voûte de la nef supporteraient, en les unissant, ses murs hauts de 33 mètres.

Tout l’édifice témoigne d’une compréhension inouïe de la pierre et de la science physique. Tous ces éléments ont façonné la représentation que la Nation a de l’édifice. L’onde de choc de cette catastrophe a aussitôt provoqué un besoin irrésistible d’agir. C’est comme s’il fallait effacer le plus vite possible les terribles images du désastre en les reléguant au rang de cauchemar.

Les flammes mordaient-elles encore l’édifice dont les pompiers de Paris ont su préserver la structure, qu’on évoquait déjà sa reconstruction. Au drame national succédait alors la riposte nationale.Des appels à souscription ont jailli de toutes parts. La générosité populaire s’est aussitôt manifestée. Mais très vite, on nous a annoncé des dons colossaux, ceux de nos milliardaires. 100 millions d’euros pour la famille Pinault (groupe de luxe Kering), 200 pour les Bettencourt (l’Oréal) et autant pour Bernard Arnault (LVMH)... Du jamais vu !

Ces dons frappent nos imaginations et suscitent la reconnaissance. Mais leur représentation change si on mesure ces donations à l’aune de la fortune de leurs prescripteurs. Pour la famille Arnault, propriétaire de LVMH, le don de 200 millions d’euros avant déduction fiscale correspond à environ 0,15% d’une fortune personnelle qui s’élève à 67 milliards d’euros. Un confrère de France info, plus futé que d’autres, en tire le constat suivant : « Si l’on transpose ce montant à un salarié au SMIC, qui gagne environ 1 200 euros net mensuel, cela correspondrait à un don de... 1,8 euro ».

Ces dons donnant droit à des déductions fiscales, si ces généreux donateurs les font valoir, sur un total de 700 millions de dons annoncés au 16 avril, environ 420 millions seront financés par l’ État au titre de ces mêmes déductions ! Cette bonne affaire pour ses auteurs se révélerait très mauvaise pour la France. Si, comme promis, Dieu ne leur rend pas au centuple tout ce qu’ils auront donné, Jupiter le fera !

En admettant que l’intention de ces milliardaires ne soit pas de se faire une belle pub en même temps qu’une bonne opération financière, leur générosité serait plus crédible s’ils ne s’employaient pas constamment à échapper à l’impôt en France, à dissimuler leur argent dans les paradis fiscaux où à élire domicile dans des pays fiscalement très accueillants. Ou encore, s’ils étaient aussi prompts et attentifs à prendre soin du patrimoine humain qu’ils le sont pour les monuments, notamment en partageant équitablement les fruits du travail de leurs salariés qui fabriquent quotidiennement leur fortune.