Sarkozy, le Mediator et l’avenir de notre santé

par ANDRE CICCODICOLA
Publié le 9 avril 2021 à 16:35

7 juillet 2009, c’est déjà jour de fête à l’Élysée. Entouré de la garde républicaine en grande tenue, Nicolas Sarkozy, le président de la République de l’époque, s’apprête à remettre la Légion d’honneur à des personnalités ayant rendu « des services éminents » à la nation, comme le stipule l’institution créée en 1802. À l’appel de son nom, un homme se détache du petit groupe des futurs récipiendaires. C’est Jacques Servier, propriétaire des laboratoires pharmaceutiques éponymes et 23e fortune de France. Il va rejoindre dans quelques minutes le gotha des titulaires de la grand-croix, la plus haute distinction de l’ordre. Parmi eux figurent Napoléon himself [1] et, plus près de nous, l’écrivain Paul Claudel, le physicien Paul Langevin, les résistants Rol-Tanguy et Raymond Aubrac, ou encore Nelson Mandela. « Votre histoire, dit le président en s’adressant à Jacques Servier, c’est une grande histoire française, riche de leçons. » Et il poursuit : « Je me souviens de notre première rencontre, en 1983. C’était déraisonnable - c’est là que je vois que vous êtes enthousiaste -, vous pensiez déjà à l’époque que je serais président de la République. Incorrigible Jacques Servier ! » La salle rit. L’appelant désormais par son prénom, chose rare dans ce genre de cérémonies, le président de la République hausse légèrement le ton, comme pour mieux se faire entendre, et déclare : « Jacques, vous êtes un entrepreneur comme la France en compte peu. […] En tant qu’entrepreneur, vous avez été souvent sévère à l’endroit de l’administration française. Vous critiquez l’empilement des mesures, des normes, des structures, et vous avez raison ! »

Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, a été la première à lancer l’alerte sur le lien possible entre le Mediator et des atteintes cardiaques, dès 2007.
© Wikicommons/Vincent Gouriou

À l’énoncé de cette phrase, chacun a tendu l’oreille. Le président a-t-il été informé qu’une enquête administrative était en cours à la suite de rumeurs venant de Bretagne et évoquant les effets provoqués par un des médicaments de Servier, le Mediator ? Faut-il voir dans cette enquête ces tracasseries dont se rend coupable à ses yeux l’administration et qui empêchent le monde des affaires de faire… des affaires ? Ce qui est sûr, c’est que la phrase n’a pas échappé à l’auditoire, au sein duquel se trouvent de nombreux patrons. Sarkozy a ainsi rappelé sa philosophie de base : le business d’abord ! En 2007, Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, constate des cas d’atteintes cardiaques chez des patients qui, tous, sont ou ont été traités par du benfluorex, sous la marque Mediator. Cinq millions de personnes y ont eu recours, notamment comme coupe-faim, en vue de traiter le diabète. Irène Frachon met en alerte l’administration, convaincue que ces prescriptions sont à l’origine de décès. Elle produira aussi un livre, qui révélera l’affaire au grand public. En 2009, l’année même où Jacques Servier devient grand-croix, l’ANSM (l’Agence nationale de sécurité du médicament) suspend la commercialisation du produit, au grand dam de son propriétaire fabricant. Douze ans après, le 29 mars 2021, le tribunal de Paris reconnaît les laboratoires Servier coupables de « tromperie aggravée » et « d’homicides et blessures involontaires ». « Malgré la connaissance qu’ils avaient des risques encourus depuis de très nombreuses années […], ils n’ont jamais pris les mesures qui s’imposaient et ainsi trompé les consommateurs du Mediator », a déclaré la présidente du tribunal correctionnel, Sylvie Daunis. Dans ses attendus, la magistrate a mis en avant « l’extrême gravité » des faits, d’une « ampleur considérable et inédite ». Ces agissements ont « rompu la chaîne de confiance » allant de la fabrication des médicaments aux utilisateurs et « fragilisé la confiance dans le système de santé », a-t-elle souligné. Relaxé un premier temps du délit d’escroquerie, le parquet a fait appel mardi dernier de cette décision, aggravant le cas Servier. Mais que dire de la posture de Nicolas Sarkozy, qui, au nom de ses principes ultralibéraux, aurait voulu que l’administration soit moins vigilante ? L’ancien chef de l’État n’a-t-il pas rompu la chaîne de confiance entre les citoyens et le président garant d’un État protecteur ? N’est-ce pas tout aussi condamnable ? Au scandale du Mediator s’ajoute aujourd’hui celui des vaccins. Les pays font monter les enchères auprès des grands groupes pharmaceutiques pour se procurer les précieux produits. Cela choque. Mais la logique du capitalisme ne repose-t-elle pas sur le principe qu’un produit rare est cher et qu’il convient d’organiser sa rareté dès lors qu’on en maîtrise la production ? N’est-ce pas ce à quoi nous assistons, avec un Big Pharma arc-bouté sur les brevets de ses vaccins pour en maîtriser la commercialisation ? Cette loi d’airain, que le président Macron n’a pas voulu évoquer dans son allocution du 31 mars, est-elle humainement acceptable ? Peut-on considérer que la santé est une marchandise comme les autres ? N’est-il pas urgent qu’en France l’industrie pharmaceutique, qui réalise un chiffre d’affaires annuel de 60 milliards d’euros (dépassant donc de 10 milliards le budget de l’Éducation nationale), passe sous le contrôle de la nation dès lors que la santé de 67 millions de citoyens en dépend en grande partie ? N’est-il pas urgent que les brevets deviennent des biens communs de l’humanité ? Toutes ces questions ne doivent-elles pas être au cœur de la prochaine campagne présidentielle ?

Notes :

[1Lui-même.