Micheline et Picasso massacrés sous les portiques

par Philippe Allienne
Publié le 11 octobre 2019 à 12:23

« Les Valseuses ». Un film qu’il faut voir ou revoir. À défaut, on lira avec beaucoup de plaisir et d’avantages le livre qui l’a précédé. Bertrand Blier, l’auteur et réalisateur, y décrivait une société pas trop folichonne, avec ses banlieues, ses zonards, ses paumés, ses jeunes et ses vieux, ses anciens jeunes déjà vieillis. Mais, en ce début des années soixante- dix, le livre comme le film respiraient la soif gourmande et la joie féroce de vivre, de vivre à mort.

Quarante-cinq ans plus tard, le chariot de supermarché, s’il existe toujours, est près de trouver sa place au musée de la ringardise. Tant pis pour les joyeux gugusses qui l’utilisaient (dans le film) pour courser et effrayer la bonne ménagère de 50 ans. Les prochaines friches seront sans doute celles des hypermarchés vieillissant.

Dans les nouveaux hypers, le sourire de la caissière (devenue hôtesse ou hôte de caisse) aura fait place à la caisse automatique. Mais Jean-Claude et Pierrot (Depardieu et Dewaere à l’écran) pourront toujours compter sur le sourire cannibale des vigiles.

Et puis, ce qui a disparu depuis longtemps du paysage que traversaient, insoucieux, les deux voyous paumés, ce sont les autorails Micheline ou Picasso , ces trains campagnards rouge et crème que l’on ne trouve plus que sur quelques circuits touristiques. Dans ce monde siglé, le TER et le TGV sont rois. En retard, en dysfonctionnement chronique, offerts aux capitaux privés, mais rois.

Trop de barrières

Alors, on a beau apprécier le modernisme et ne pas se complaire dans un délire nostalgique, on finira toujours par croiser le chemin d’un communiste balnéaire qui, né sous la plume de Jérôme Leroy mais ô combien réel et réaliste, pleurera sur un quai de gare la fin des « téheuhères » sur nos littoraux. Pour retrouver les traces de son écrivain préféré, Kléber (le premier personnage de Leroy) préférait les belles voitures qui roulent vite.

Vingt- cinq ans plus tard, Trimbert, dans sa quête d’absolu, préfère lui aussi l’automobile au train. Mais tous deux auraient à coup sûr détesté les ignobles et froids portiques installés dans les gares actuelles. Laissons-les rouler en paix.

Il y a un peu plus de soixante ans, à l’époque de l’autorail Picasso , ou Micheline , le personnage de Butor, Léon Delmont, choisissait le train pour rejoindre sa maîtresse à Rome. Sans portique, avec des contrôleurs humains. Avec ou sans, de toute façon le voyage en TGV serait trop court pour lui laisser le temps de revivre sa vie.

À l’heure des barrières, portiques et contrôles permanents, on imagine mal Jean-Claude et Pierrot (les Pieds nickelés des Valseuses ) abandonner leur dodoche pour sauter lestement dans un TER.

Quand bien même : la voyageuse inconnue de la Micheline (Brigitte Fossey) aurait eu tout le temps de réajuster son corsage avant de quitter les deux lascars pour rejoindre son fiancé sur le quai de gare provincial. Ce dernier devrait l’attendre de l’autre côté des barrières de ce petit monde propre et libéral. Et en sens inverse, il serait impossible à la jolie fiancée d’accompagner son chéri jusqu’au wagon qui l’emmènera loin.

Le portique de sécurité est bien plus antipathique que le ticket de quai de l’autre époque. Trop de portiques, trop de murs, trop de couloirs, trop d’interdits. C’est pour cela, sans doute, que l’on ne voit plus trop les amoureux se bécoter sur les quais de gare. Dommage.