Aragon n’est pas mort il y a quarante ans

par JEROME LEROY
Publié le 23 décembre 2022 à 07:57 Mise à jour le 21 décembre 2022

Le 24 décembre 1982, Louis Aragon mourait à Paris, à son domicile de la rue de Varenne, un peu après minuit. L’hommage fut national, ou presque. Le Parti Communiste mit sa photo accompagnée d’un drapeau tricolore à l’entrée de l’immeuble du Colonel Fabien. Les journaux y allèrent de leurs abondantes nécrologies, parfois surprenantes. Le Figaro le couvrait ainsi d’éloges tandis que Libération n’hésitait pas à railler la vieille folle stalinienne. Finalement, Aragon était un écrivain aimé par la droite (François Nourissier, Jean d’Ormesson), vénéré par les communistes qui enterraient avec lui leur place prépondérante dans le monde intellectuel et moqué par les gauchistes. Il faut dire qu’en 1982, mai 68 n’était pas si loin, qui avait vu l’amoureux d’Elsa tenter de parler aux étudiants et se faire rabrouer par Cohn-Bendit. Paradoxe ? Front renversé ? Les choses sont évidemment plus compliquées. C’est que la vie d’Aragon, elle-même, fut un paradoxe. Imaginez plutôt : vous naissez en 1897, et vous êtes le bâtard d’un ambassadeur de France qui a fait un enfant à une employée du bon marché. Aussitôt, pour reprendre un titre d’Aragon, c’est un dispositif de Mentir-vrai qui se met en place autour de votre personne. Votre grand-mère sera votre mère adoptive, votre mère sera votre grande sœur et votre père votre parrain. Il n’est pas étonnant que le motif majeur de la vie et de l’œuvre d’Aragon soit le masque. Ce masque, par exemple, de la noyée de la Seine, représentant une belle et jeune suicidée. Il fascina les surréalistes dont Aragon fut un membre fondateur et cette fascination est au cœur du plus beau roman d’Aragon, Aurélien. Aragon, maître des masques : jamais un écrivain n’aura tenté à ce point de s’expliquer, de se commenter, de se préfacer, de revenir sur ses livres en les complétant par des préfaces, des avant-dire, des après-lire, des autocitations. Pour nous aider ? Bien sûr que non. Un écrivain est d’abord là pour brouiller les cartes. Il faut le comprendre, Aragon : une vie si longue à s’exposer, à se dire, à dire le monde. Et ce durant presqu’un siècle, autrement dit deux guerres mondiales, le communisme, le fascisme et l’antifascisme, la Résistance, la guerre froide. Mais aussi Dada, les Surréalistes, le suicide, l’amour fou, l’engagement, la poésie, le journalisme, la critique d’art et aussi, bien sûr, le roman. Faire le roman du « Monde réel  » mais aussi le roman du roman, de la réinvention du roman, comme dans Blanche ou l’oubli et La mise à mort, textes dont on n’a pas encore mesuré l’importance capitale dans notre histoire littéraire par leur innovation formelle qui jamais n’empêche la beauté du chant.

(La suite dans notre prochain numéro).