Aragon n’est pas mort il y a quarante ans (2)

par JEROME LEROY
Publié le 30 décembre 2022 à 12:49 Mise à jour le 28 décembre 2022

Aragon est un des premiers à se créer un personnage que l’on qualifierait aujourd’hui de « médiatique » et cela dès les années 20, avec le groupe surréaliste. On regarde encore aujourd’hui davantage les scandales que provoquaient ces jeunes gens que leur apport décisif dans la grande révolution de l’imaginaire occidental. « Avez-vous déjà giflé un mort ?  » écrit par exemple Aragon en 1924 à la disparition d’Anatole France, gloire nationale et progressiste. Il sera plus modéré, malgré tout, quand il s’agira de juger Maurice Barrès en 1921. Le groupe Dada avait pris l’habitude de ces procès fictifs où l’on jugeait les grands noms contemporains. Aragon surprendra ses camarades et se montrera d’une étonnante indulgence pour celui que l’on qualifiait de « rossignol des charniers » après la guerre de 14. Dans sa monumentale biographie, dont le premier volume vient de paraître et suit Aragon jusqu’en 1939, Pierre Juquin décrit bien cet Aragon qui se fait l’avocat d’un Barrès « anarchiste  » avant tout, pratiquant le «  culte du moi ». Il faut s’y faire. Les poèmes d’Aragon auront beau être fredonnés par Ferrat et Ferré, on aura beau voir les photos d’Aragon siégeant au comité central du Parti ou celles d’un reportage très people de Elle, en 65, le montrant vivant l’amour parfait avec Elsa dans leur splendide maison du Moulin de Villeneuve, Aragon est ailleurs, toujours ailleurs. Aragon, c’est rêver une œuvre totale qui soit à la fois poème, théâtre, histoire, roman et encore autre chose. C’est rêver à l’impossible unité des êtres dans l’amour, «  Il n’y a pas d’amour heureux  », c’est vouloir être à la fois homme et femme, comme dans le Banquet de Platon, ou comme le devin Tirésias. L’homosexualité d’Aragon qui fait encore problème aujourd’hui n’est pas simplement une pulsion trop longtemps retenue qui se libère à la mort d’Elsa, elle est la permanence d’un Moi qui ne doit cesser de s’enchevêtrer et de se contredire pour exister. Vous pouvez prendre l’Aragon que vous vous voulez, ce ne sera jamais Aragon si vous n’acceptez pas tout, en bloc. Oui, c’est le même homme décoré deux fois de la croix de guerre en 1918 et en 1940 qui écrit à la fin du Traité du style en 1928 : « Je conchie l’armée française dans sa totalité. » C’est le même homme, encore, qui adhère au parti communiste, chantera une ode au Guépéou en 1931, « Vive le Guépéou contre le pape et les poux » mais qui parlera de « Biafra de l’esprit » lors de l’intervention soviétique contre le printemps de Prague en 68 et qui fera la première préface à l’édition française de La Plaisanterie de Kundera. C’est le même homme toujours, qui exploite magistralement la libération poétique du surréalisme mais qui saura aussi retrouver la vieille métrique française pendant la résistance et au lendemain de la guerre :

Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle, 
Jamais trop mon tourment, mon amour jamais trop.
 Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle, 
Sol semé de héros, ciel plein de passereaux…

Non, Aragon n’est pas mort il y a quarante ans car on ne meurt que lorsqu’on coïncide parfaitement avec soi-même. Et ce ne fut jamais le cas pour Aragon, que ce soit en art, en amour ou en politique qui sont une seule et même chose comme on ne cesse de l’apprendre avec lui.