En tête de la course à l’investiture, le sénateur du Vermont est bien placé dans les 14 États qui votent ce mardi. Son programme s’annonce toutefois clivant. » J’ai relevé ce titre dans Libé, à la veille du Super Tuesday du 3 mars, à propos de Bernie Sanders. C’est tout de même étonnant, le choix des mots. À moins, ce qui serait plus inquiétant, que ce ne soit pas nous, citoyens ou journalistes, qui choisissions nos mots mais que tout un système les choisisse pour nous sans qu’on s’en rende compte et qu’on finisse par les employer malgré nous.
Par exemple, quand un homme de gauche comme Bernie Sanders a un programme de gauche, on dit qu’il est « clivant » , c’est-à-dire qu’il va renforcer les oppositions frontales ou comme on disait quand j’étais petit, qu’« il cherche la cogne » . Heureusement, serais-je tenté de dire, malgré la connotation péjorative du terme, qu’un programme de gauche est « clivant ».
Finalement, cela signifie qu’il porte les intérêts d’une classe sociale qui est sous la domination d’une autre, et donc qu’il va bien falloir établir un rapport de force pour changer les choses. Pour Bernie Sanders, il s’agit d’instaurer une ébauche d’État-providence, la gratuité des études supérieures, une politique fiscale redistributive et une régulation des flux financiers pour financer un Green New Deal.
Pas franchement la prise du Palais d’Hiver mais une politique à la façon de la Suède des années soixante ou de la France, jusqu’en 1983. À l’inverse, quand un gouvernement de droite a un programme ouvertement ultralibéral, les médias ne disent jamais qu’il est « clivant » même s’il a recours à la police, à la justice et à des coups de force parlementaires comme le 49-3 pour faire passer des lois qui vont bouleverser des vies contre la volonté de sa population. Non, dans ce cas-là, on dit qu’il est audacieux, moderne, courageux, qu’il tient ses promesses, etc.
Et quand par hasard la droite classique ou le macronisme (bientôt ce seront des synonymes) tiennent le discours de l’extrême droite, agissent comme l’extrême droite, sur les question religieuses, ethniques et migratoires, on dira alors qu’ils sont « décomplexés ».C’est à ce genre de petites choses, de petits détails linguistiques qu’on installe à la longue un sentiment de vague culpabilité chez l’électeur de gauche qui se dit « Zut, et si c’était vrai que je suis clivant, que j’oppose les uns aux autres, que je suis trop intransigeant ? »
À l’inverse, l’électeur de droite se retrouve flatté, persuadé d’être dans le sens de l’histoire. Le stade ultime de ce processus, c’est Macron, et son soft-fascisme, qui s’autoproclame « progressiste » dans un renversement sémantique proprement orwellien. Paradoxalement, quand la droite, macroniste ou non, voit que le programme « clivant » de Bernie Sanders ne fait plus peur, qu’il séduit, intéresse même au- delà des USA, ce sont des libéraux, des populistes de droite ou de gauche et même des sociaux-démocrates qui nous expliquent que Bernie Sanders serait en fait de centre-gauche, qu’on a bien tort de s’exalter comme ça. On ne voit donc pas pourquoi ces gens oscillent entre l’agacement et la franche hostilité. Ils devraient être rassurés. Pas de grand soir aux USA, Alléluia !
À moins que le macronisme, fondé sur un jeunisme arrogant, se retrouve un peu déstabilisé par un homme de 78 ans qui incarne l’espoir de la plus grande partie de la jeunesse américaine et, fait nouveau, de l’électorat latino et des classes moyennes. À moins que le macronisme, qui a dépassé la gauche et la droite pour devenir une extrême droite qui ne sent pas sous les bras, panique un peu à l’idée que les années 2020 voient renaître une vraie gauche aux... USA, leur modèle depuis toujours. Ils ne peuvent même pas se rassurer en se disant qu’il ne fera qu’un mandat, le vieux. Son plus fidèle soutien, la charismatique Alexandria Ocasio-Cortez aura « trente-cinq ans révolus » en 2024, l’âge légal pour se présenter.