Brexit romance

par JEROME LEROY
Publié le 31 octobre 2019 à 13:02

Vous ne comprenez rien ou pas grand chose au Brexit, vous vous demandez comment une vieille démocratie en est arrivée là ? Ne faites pas confiance aux journalistes, aux essayistes, aux éditorialistes. Ce n’est pas qu’ils soient (tous) malhonnêtes, c’est qu’ils n’y comprennent rien non plus. Faites plutôt confiance aux écrivains. Faites confiance à Jonathan Coe qui vient de sortir Le Cœur de l’Angleterre.

Le roman demeure le seul moyen, sur un sujet comme le Brexit qui fait exploser les représentations que toute une nation avait d’elle- même, d’incarner de tels enjeux à travers des personnages. Le roman couvre les années 2010 en Grande-Bretagne. Elles nous amènent de la fin du blairisme, à la victoire de Cameron et à sa défaite en rase campagne lors du référendum de juin 2016.

Le Brexit dans Le Cœur de l’Angleterre joue avant tout le rôle d’un révélateur, au sens chimique du terme. Un révélateur des lentes métamorphoses de l’Angleterre, et même de l’âme anglaise elle-même. Une des intuitions de Coe, dans ce roman, est en effet d’envisager le Brexit non pas comme le choix d’un Royaume-Uni dans ou hors de l’Europe, mais plus profondément comme une interrogation sur une identité non pas britannique mais strictement anglaise.

Un des personnages, intellectuel d’origine musulmane, après avoir assisté à la cérémonie des JO de Londres en 2012, dans les années qui suivent, « s’était passionné pour le concept d’“Angleterre profonde” formule qu’il rencontrait de plus en plus souvent dans les articles de journaux et les publications universitaires. De quoi s’agissait-il au juste ? Était-ce un phénomène psychogéographique qui s’articulait autour du parc communal, du pub du coin avec son toit de chaume, de la cabine téléphonique rouge et du choc délicat de la balle de cricket contre la batte en saule ? »

Autant de clichés qui, comme tous les clichés, sont vrais alors que tout un pays change de visage sous les effets de l’ultra-libéralisme Ces métamorphoses durent depuis un gros demi-siècle, qui est aussi l’âge de Jonathan Coe, enfant du début des années soixante. Le Cœur de l’Angleterre désigne ainsi une région géographique, celle des Midlands et de Birmingham, ville natale de Coe, où a sombré la vieille Angleterre industrielle mais aussi, sur un plan métaphorique, ce qui a fondé une identité, une façon d’être au monde et de présenter aux autres une unité qui a explosé comme jamais lors de la campagne pour le référendum de 2016. Le simple fait d’avoir eu à répondre oui ou non au référendum sur le Brexit a fait sortir l’Angleterre d’un âge où l’humour, une distance dépassionnée, permettait de ne pas vivre la politique comme un choc idéologique frontal de chaque instant. Une forme de violence dans les discours est devenue soudain très concrète et a eu des répercussions sur la vie quotidienne.

Dans Le Cœur de l’Angleterre, il sera question par exemple de l’assassinat de Jo Cox, une députée travailliste par un extrémiste mais aussi, sur un mode franchement comique, de la bagarre entre deux clowns spécialisés dans les goûters d’enfants qui se battent pendant une fête d’anniversaire.

Le Brexit aura même brisé des couples. Un des personnages importants de ce roman est une universitaire trentenaire spécialisée en histoire de l’art, Sophie, qui a épousé Ian, un moniteur d’auto- école. Le couple tient quelques années malgré les différences. Jusqu’au moment où le Brexit cristallise les reproches muets.

Pour Coe, le Brexit est ainsi le point final, inattendu, désastreux et surtout absurde d’une histoire qu’il nous raconte depuis Bienvenue au Club (2001) et qu’il avait poursuivie dans Le cercle fermé (2006), deux romans où il explorait les années 70 puis les années Blair.

Le Cœur de l’Angleterre de Jonathan Coe (traduction de Josée Kamoun, Gallimard, 2019)