La sauvegarde du sourire

par JEROME LEROY
Publié le 19 mai 2022 à 18:27

Aujourd’hui, prenons un moment pour sourire. Les temps sont tristes, et même un peu angoissants. Il faut donc d’urgence retrouver le plaisir du texte, c’est-à-dire d’une littérature qui ne s’inspire pas trop du réel mais qui joue avec lui, le détourne, le subvertit, le décale. Nous avons besoin plus que jamais de l’humour d’un Marcel Aymé ou d’un Raymond Queneau, nous avons besoin de fables insolentes et gratuites qui n’ont aucune démonstration à nous vendre, aucune morale à nous imposer, aucun catéchisme à nous faire répéter. Consolation : on peut la trouver assez vite, cette littérature, aujourd’hui. Il y a des écrivains qui persistent avec une obstination digne d’éloges à nous parler d’autre chose, à se livrer à des tours de magie, à inventer des paysages comme on invente des trésors. Des écrivains qui savent encore jouer, comme les enfants. Ils n’ont pas forcément grande presse : la gaieté n’est pas de saison. Prenez, par exemple, Bernard Quiriny. En voilà un qui invente aussi des histoires que l’on pourrait qualifier de fantastiques mais dont le fantastique est aimable et cruel. Son dernier roman nous invite à faire la connaissance d’un excentrique aussi plaisant qu’amoral. Dans Portrait du baron d’Handrax, un narrateur appelé Bernard, comme l’auteur, s’est entiché d’un peintre qu’il qualifie lui-même de mineur, Henri Mouquin d’Handrax (1896-1960). Handrax, comme vous ne l’ignorez pas, est une petite ville de l’Allier et dispose d’un musée dédié à son grand homme. Bernard se fait engager comme gardien du musée et fait bientôt la connaissance du descendant de l’artiste, le baron Archibald. Ils deviennent amis, sans doute parce que Bernard ne s’étonne de rien. Il faut dire que le baron Archibald est un homme que l’on pourrait qualifier de déroutant. Il dispose d’une grande fortune qui lui permet de vivre sans rien faire dans un château et d’entretenir un certain nombre de propriétés dans les bourgs voisins. Particularité : elles ont toutes gardé leur décor des années soixante. Le baron Archibald y veille. Une bonne partie de sa fortune passe d’ailleurs à les entretenir dans cette immobilité. Sa nombreuse progéniture, issue de sa femme légitime et d’une domestique qui vivent en parfaite entente, reçoit une éducation de premier ordre. Tous leurs sens sont éveillés : on va renifler les morts récents dans les cimetières et l’on apprend, dans une pièce obscure, toutes les vertus du toucher. Quand il s’ennuie, le baron d’Handrax donne des « dîners de têtes » avec des célébrités. L’Allier est apparemment un département riche en sosies : on trouve des Proust charcutiers, des Chesterton fossoyeurs et des Descartes plombiers. Le lecteur finit d’ailleurs par comprendre, dans ce roman composé de tableaux qui ont cette précision hallucinée du rêve, que la seule question sérieuse pour le baron d’Handrax, c’est le temps. Il a dû mal supporter le nôtre. Et il n’est pas le seul.

Portrait du baron d’Handrax de Bernard Quiriny, éd. Rivages, 2022, 160 pages, 17 €.