Larmes de crocodile

par JEROME LEROY
Publié le 23 octobre 2020 à 11:28

C’est fou ce que depuis vendredi 16 octobre, la France aime les profs. Je suis bien content. J’ai été prof la première moitié de ma vie et l’image que m’a renvoyée la société était le plus souvent celle d’un privilégié. Ah, les vacances des profs ! Ah leurs quinze ou dix-huit heures par semaine ! Quels veinards on était ! Et puis la sécurité de l’emploi, ce n’était pas un privilège, ça, la sécurité de l’emploi, à l’époque du chômage de masse ? Et on osait encore se plaindre : le manque de moyens pour travailler dans l’intérêt de tous nos élèves, le pouvoir d’achat qui ne cessait d’être rogné... Non, décidément, ils ne se rendaient pas compte, les profs : toujours à faire grève, comme les cheminots ou les soignants des urgences. Personne ne nous aimait, même pas nos ministres. J’ai encore le souvenir de Claude Allègre, un ministre d’un gouvernement de gauche, pourtant. Un vrai champion du mépris. On devait être les seuls fonctionnaires à qui la hiérarchie tirait dans le dos, n’hésitait pas à monter les parents d’élèves, voire les élèves eux-mêmes, contre nous. Tout récemment encore, au moment du déconfinement, il y a eu ce prof bashing [1] hallucinant de mai-juin quand les enseignants ont renâclé à retourner en classe sans véritables garanties sanitaires. Qu’est-ce qu’ils n’ont pas entendu, les profs : ils étaient lâches, paresseux, « décrocheurs » a même dit Blanquer. J’en passe et des pires. Je suis heureux de voir depuis le martyre de Samuel Paty que le prof, surtout mort, est devenu un héros. Il a fallu une décapitation mais bon, mieux vaut tard que jamais. Le prof est même devenu un saint pour la droite dure tendance « Radio Mille Collines », vous savez cette radio du Rwanda qui a préparé la guerre ethnique dont ont été victimes les Tutsis. En France, la droite « Radio Mille Collines », elle aimerait bien substituer une guerre de religion à la lutte des classes. Voilà un soutien dont il se passerait bien, le prof. Il est probable pourtant que Samuel Paty n’ait pas eu particulièrement envie d’être un héros ou un saint. Juste un prof qui faisait son boulot de prof en éveillant le sens critique et la tolérance chez ses élèves. Le terrorisme islamiste est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux islamophobes médiatiques et aux politiques qui instrumentalisent la question à des fins électorales. Ce n’est pas comme ça qu’on règlera le problème. En attendant, en tant qu’ancien prof, j’ai une pensée fraternelle pour tous les collègues, en particulier ceux qui bossent dans les zones sensibles qui vont reprendre, loin des plateaux télés et des déclarations opportunistes, loin de l’hypocrisie et des larmes de crocodile, leurs cours le lundi de la rentrée. Ce n’est peut-être pas facile d’être flic dans les quartiers mais je ne souhaite à personne de devoir entrer dans une classe à Roubaix ou La Courneuve après une telle horreur et de se demander quel discours tenir. Parce que là comme ailleurs, et comme toujours, le prof sera toujours seul. Comme Samuel Paty.

Notes :

[1Dénigrement des profs.