Pour Annie Ernaux

par JEROME LEROY
Publié le 14 octobre 2022 à 12:56

La France est tout de même un étrange pays. Les pompes à essence sont vides, on nous prédit un hiver en col roulé dans des logements glacés, les profits des actionnaires augmentent toujours, Macron s’obstine sur les retraites mais on est encore capable de s’empailler sur un écrivain. En l’occurrence, Annie Ernaux qui vient d’avoir le prix Nobel. À peine le résultat connu, il n’a plus été question de l’écrivain, mais de ses prises de positions politiques. Proche de LFI, des néoféministes et des antisionistes, Annie Ernaux s’est retrouvé dans le viseur de la droite tandis que la gauche, ou plutôt une certaine gauche, prenait son parti précisément à cause de ses positions. Bref, Annie Ernaux n’était plus un écrivain mais un prétexte pour continuer à se diviser et à se déchirer. On en oublierait presque qu’Annie Ernaux est d’abord un écrivain. Et un écrivain, c’est fait pour écrire. Dans cent ans, il ne restera d’eux que leurs livres et c’est sur leurs livres que s’appuieront les critiques, les étudiants, les chercheurs, et c’est tant mieux. Que diront-il ? Ils diront sans doute que l’œuvre d’Annie Ernaux était importante, mêlant l’intime à l’époque, capable de parler d’elle et du monde en même temps. «  Et je sais désormais qu’on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime – lequel, né il y a deux siècles, n’est pas forcément éternel. Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes.  » On ne saura plus, sauf les spécialistes, si elle était de gauche ou de droite. On comprendra que son style qu’elle voulait froid, clinique, sociologique était aussi vibrant de sensibilité, qu’il y avait chez elle un vrai rapport au passé qui est un moyen de connaissance de soi et du monde, loin de toute nostalgie, comme ici dans Mémoire de fille : « Un été immense comme ils le sont tous jusqu’à vingt cinq ans, avant de se raccourcir en petits étés de plus en plus rapides dont la mémoire brouille l’ordre, ne laissant subsister que les étés spectaculaires de sécheresse et de canicule. » Si on devait conseiller un seul livre d’elle au lecteur qui ne la connaît pas, ce serait Les Années. Annie Ernaux déroule dans ce livre toute sa vie au rythme de photographies qu’on ne voit pas, mais qui sont minutieusement décrites. Et au travers de la vie d’une femme née en 1940 qui va jusqu’à nos jours, c’est la texture même du temps qui passe avec une régularité inexorable que l’on éprouve. Un texte comme Les Années atteint ainsi pleinement son but car on s’aperçoit que ce que ce nous croyions hier encore appartenir au domaine de l’actualité se retrouve dans les livres d’Histoire de la génération suivante…