On n’a pas tellement envie de
parler de ce qui est arrivé à
Benjamin Griveaux. D’abord
parce que ce n’est pas arrivé
seulement à Benjamin Griveaux, c’est
arrivé à nous tous, en tant que citoyens
d’une démocratie. On peut, ce qui était
notre cas, trouver que Griveaux incarnait
le pire de la macronie, opportunisme,
cynisme, mépris de classe, arrogance, et
constater que cette histoire est un symptôme : celui de l’abaissement de la démocratie par une utilisation de type fasciste
des réseaux sociaux.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux deviennent l’arme absolue de milices virtuelles
qui chassent en meute. Que la cause soit
juste ou non, que tel écrivain soudain
traqué ait été un pédophile, que tel grand
cinéaste soudain déprogrammé ait été
condamné dans une affaire de viol il y a
près de cinquante ans ou que tel homme
politique se soit filmé dans une
sextape,
les réseaux sociaux font justice eux-
mêmes, ils lynchent, ils brisent des vies,
des carrières, des familles, sans que les
choses aient d’abord été jugées s’il y a
lieu.
On aurait tort de croire que ça n’arrive
qu’aux autres : quotidiennement des
lycéens et des lycéennes sont victimes de
« revenge porn »
, des collègues sont
dénoncés pour des propos tenus sur le
patron ou sur un autre collègue. Internet,
qui à l’origine était une utopie libertaire
d’entente universelle, est devenue une
Kommandantur électronique planétaire
qui reçoit des millions de lettres de dénonciation virtuelle. Encore une fois,
derrière ce désir de
« transparence »
, on
voit une hideuse pulsion de mort, une
pulsion fasciste.
Pourtant la campagne des municipales
2020 pour Paris, jusque-là, avait quelque
chose de comique. Les propositions d’un
certain nombre de candidats parmi les
plus en vue étaient hautement farfelues.
Dans quelle boîte à idées Benjamin
Griveaux, justement, avait pêché son
désir de transformer la gare de l’Est en
un « Central Park »
qui serait, selon le cliché consacré, un nouveau «
poumon vert »
pour la capitale ?
On a bien une petite idée : inutile d’aller
chercher du côté d’un mystérieux think
tank écolo-social-libéral. Tout était déjà
dans le formidable programme électoral
du Captain Cap, candidat dans la
deuxième circonscription du IX
ème
arrondissement en 1893. On se reportera
avec bonheur, pour en savoir un peu
plus, au livre d’Alphonse Allais paru en
1902,
Le Captain Cap. Ses aventures, ses
idées, ses breuvages. [1]
Ce qui a plu sans doute à tous les candidats, en cette époque où l’on a honte de
ses propres étiquettes politiques, c’est
que le Captain Cap vient de la société
civile. Marin et baroudeur, il avait
notamment découvert
« des mines de
charcuterie
» aux États-Unis.
« Homme neuf, j’arrive avec des idées
neuves. Je veux vous faire profiter de ces
idées, et c’est pourquoi je viens à vous. Si
vous me nommez, c’est un honnête
homme que vous élirez. Je ne crois pas
devoir en dire davantage »
déclare-t-il
dans sa profession de foi que Cédric
Villani aurait pu faire sienne, lui qui écrit
dans son programme :
« En me présentant
à la mairie de Paris, je ne cherche ni la
notoriété, ni un métier. Dans cette élection, je suis certainement le seul candidat
qui ne soit pas un homme politique professionnel, et je n’aspire pas à le devenir. »
Le Captain Cap a existé, au moins en partie. Il s’appelait Albert Capron, il s’est
effectivement présenté et a recueilli
143 voix, essentiellement celles des écrivains venus de la bande des
Hydropathes, qui écumaient le Quartier
latin et le cabaret du Chat noir, à
Montmartre.
Un certain nombre de propositions du Captain Cap ne sont guère
plus absurdes que celles qu’on peut lire
ici et là aujourd’hui :
« La place Pigalle,
port de mer »
a-t-elle beaucoup à envier à
la « création de forêts urbaines, place de
l’Hôtel de Ville »
alors que, déjà, en 2014,
NKM voulait aménager les stations de
métro abandonnées en
« lieux de convivialité comme des piscines » ?
Le problème, c’est qu’Alphonse Allais et
Albert Capron étaient des maîtres de
l’humour et du canular aimable alors
qu’aujourd’hui nous avons affaire à des
candidats au sérieux en acier trempé.