Tableau comparatif

par JEROME LEROY
Publié le 27 janvier 2023 à 10:10

Vendredi dernier fut une belle journée. Même le ministère de l’Intérieur a été obligé de concéder qu’il y avait un très gros million de personnes dans la rue, et, petite joie, le cabinet « indépendant » Occurrence, spécialisé dans le comptage des manifestants, qui est en fait un faux-nez des macronistes, n’a pas réussi... à compter le défilé parisien parce que celui-ci, trop fourni, a dû se diviser ! Cela n’a pas empêché les têtes de mort de sévir aussitôt dans les médias comme si rien ne s’était passé. Et, parmi les arguments de ces zombies libéraux qui veulent expliquer aux gens qu’ils ont bien tort de ne pas accepter deux ans ferme de plus au turbin, il y en a un qui m’intrigue par sa bêtise. Mais sa bêtise crasse, sans espoir de voir un jour revenir la lumière. Une bêtise protéiforme, « hénaurme » aurait dit Flaubert. Cet argument consiste à brandir un tableau comparatif de l’âge actuel de départ à la retraite en France et dans les différents pays européens et à dire : « Regardez, les Français vivent au paradis et ils ne le savent pas. » Le problème, c’est que face à l’imbécile qui avance cette idée avec une lueur de défi qui éclaire brièvement son œil bovin de chroniqueur assermenté des plateaux tévé, « t’as vu, t’as vu, hein, qu’est-ce que je leur mets aux feignasses et aux preneurs d’otages de la cégète ? », on ne sait pas par quel bout le prendre pour lui expliquer qu’il est complètement abruti. Passons sur le fait que son tableau confond allègrement selon les pays âge légal, âge moyen, âge prévu à la fin d’une réforme en cours et donc est une malhonnêteté intellectuelle. Dans les autres pays, si vraiment il faut expliquer, tout le monde arrête de travailler à peu près au même moment : quand la fatigue se fait sentir et elle se fait sentir de la même manière pour un Espagnol, un Danois, un Letton ou un Allemand. Dans les environs de la soixantaine, parfois plus tôt quand on a eu un boulot de chien, on arrête, âge légal ou pas. La seule différence, c’est que dans les autres pays, les retraités ont des pensions moins élevées et même, pour 20 % des retraités allemands, sont en dessous du seuil de pauvreté parce qu’ils se sont arrêtés trop tôt aux yeux des esclavagistes modernes (ou même on les a virés avant). Mais quand bien même le tableau serait juste, comment expliquer à l’imbécile ou au cynique que cette simple idée d’une comparaison repose sur une bien étrange vision du monde. Depuis quand le malheur de mon voisin serait moindre parce que je deviendrais aussi malheureux que lui ? Depuis quand être seul à penser quelque chose prouverait que j’ai tort ? Le même imbécile, en septembre 1792, aurait-il brandi un tableau comparatif des régimes politiques en Europe, indiquant que la France faisait n’importe quoi avec sa République dans un continent entièrement monarchiste et qu’il serait temps qu’elle arrête un peu les mômeries égalitaires et s’aligne sur ses partenaires, en remettant Louis XVI sur le Trône. Bref, ce qui pourrait rendre paradoxalement optimiste, pour la suite des opérations, c’est qu’en face, les larbins chargés du service après-vente de Macron sont tout de même d’une grande stupidité. Et qu’il en va en matière de retraite comme il en va en matière de consentement dans la sexualité : quand c’est non, c’est non.