Exégèse des lieux communs médiatiques

Et Jacques Toubon créa le rap français

Publié le 2 juillet 2019 à 10:32

Après l’invitation de (feu) Daniel Bilalian au JT de France 2, en sa qualité de ministre de la Culture et de la Francophonie - qui dépendait avant lui des Affaires étrangères, Jacques Toubon sera pêle-mêle ministre de la Justice, député européen, observateur d’élections présidentielles congolaises assurant à Denis Sassou N’guesso un score chiraquien, auteur d’un (seul) livre, président du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, Défenseur des droits. Tout ça avec un physique, raillé mais trompeur, de sympathique boucher-charcutier - l’imaginer en tablier rougi et pantalon à petits carreaux blancs et bleus.

En 1994, ministre seulement depuis un an, Jacques Toubon passe au JT. Enfin ! Ce juriste, science-potard et énarque, fait tout avec un peu de retard. Marié jeune, il n’est devenu un autre homme qu’avec sa seconde femme, épousée en 1982 - une artiste qui, dit-on, l’influença lors de son passage « rue de Valois ». Songez que pour faire scandale à cause de ses émoluments, il lui faudra attendre 2019 et une malheureuse combinaison de retraites.

Si, au début des années 1980, il a répondu à l’invitation du Club de l’horloge, laboratoire intellectuel droitard, c’était quinze ans après les Longuet, Madelin et Devedjian ! Question subsidiaire : avoir milité à l’extrême droite accèlèrerait-il les carrières ? Il n’y a que pour sa loi que Toubon n’a pas traîné. Votée en février 1994, appliquée en 1996, elle s’inscrit dans le cadre de la défense de l’exception culturelle et de la signature du traité européen de Maastricht, en 1993, et illustre une volonté partagée – on est en cohabitation - de lutter contre « l’invasion anglo-saxonne ».

La loi « all good » (tout bon), présentée comme un gadget anti-franglais, va changer le cours de l’histoire de la musique française en donnant un formidable coup d’accélérateur à celle d’un rap embryonnaire.

Imposant aux radios privées de diffuser 40 % de créations françaises aux heures de grande écoute, elle amène Skyrock à changer de son - mais pas de nom. Les chanteurs de variétés n’ayant pas survécu au clip-vidéo, la pop et le rock hexagonal ayant été des vues de l’esprit, l’armée musicale de France manquait de soldats pour conquérir les ondes !

Et il y avait le rap... En 1984, encore publique, TF1 avait lancé « H.I.P.-H.O.P. » Ça avait assez marché pour marquer, pas pour durer. La nouvelle chaîne musicale privée M6 misa sur « Rapline » en 1990. Arrêtée sans raison un an avant la loi Toubon ! Puis Skyrock devint « 1 er sur le rap » - avec en featuring 1 le malaise social, les bavures policières, la relecture du passé colonial et une sous-culture banlieusarde revendiquée. Les ventes explosèrent. Fort de quelques dizaines de groupes et artistes plus ou moins amateurs au début des années 1990, le rap s’est imposé comme la musique française la plus vendue. La variété d’aujourd’hui.

Paradoxe apparent, c’est en prétendant protéger la langue française que Jacques Toubon a permis à de nouveaux « yéyés » d’importer un pan entier de culture américaine.

Grégory Protche