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Afghanistan

Le retour des talibans change l’ordre international

par Philippe Allienne
Publié le 20 août 2021 à 12:08

Avec la triste nouvelle de la chute de Kaboul, l’Afghanistan est désormais, et à nouveau, aux mains des talibans. Au-delà du vent de panique et de l’émoi que le retour aux affaires des fondamentalistes, vingt ans après en avoir été chassés par une coalition occidentale, nous avons demandé à Michel Rogalski, directeur de la revue Recherches Internationales, de nous livrer son analyse.

• Par-delà les conséquences dramatiques pour une part importante de la société afghane, dont les femmes, quel regard portez-vous sur la prise de pouvoir des talibans et le retrait américain ? La portée des événements qui se sont produits en Afghanistan dépasse largement le cadre de ce pays. On est sur quelque chose qui interpelle l’ordre international et la façon dont commence à se construire le 21ème siècle. La première chose qui apparaît est que la stratégie sur laquelle s’était construit le début du 21ème siècle, à savoir les attentats du 11 septembre 2001 et surtout la réponse de Bush junior, des néo- cons. et ses conseillers, ce que l’on a appelé la « stratégie de guerre globale contre le terrorisme » a pris un profond coup dans l’aile. En fait, c’est terminé. Cette guerre globale qui avait marqué ces vingt dernières années et influencé l’ordre international, qui avait permis de nouer des alliances, c’est fini. Dans ce domaine, les Américains ne sont plus crédibles.

• C’est la fin du mythe de l’exportation de la démocratie ? On ne peut imposer la démocratie et les droits de l’homme à travers des expédions militaires. On a compris que c’est un leurre. Ça a été longtemps un artifice, voire un prétexte. Ce prétexte ne marche plus. Cela est nouveau et cela change un peu l’idéologie de l’ordre international. Cela ne veut pas dire que les ingérences internationales vont s’arrêter. Je pense aux embargos ou aux tentatives de déstabilisation, aux tentatives de changement de régimes. On ne peut pas imaginer qu’une grande puissance comme les États-Unis ne garde pas ce type d’objectif en tête, mais ce sont les moyens pour y parvenir qui sont totalement changés. Il n’y aura plus de grandes expéditions guerrières possibles de la part des États-Unis. C’est une nouvelle donne au niveau de l’ordre mondial.

• Et cela vaut bien sûr pour le reste du monde, l’Afrique, l’Amérique latine... Bien sûr. Ce n’est plus d’actualité. Et ce fait nouveau va restructurer l’ordre international.

• En revanche, derrière cette débâcle et ce bouleversement de l’ordre international que vous évoquez, on voit bien que l’islamisme conquérant marque des points. Vous croyez que c’est une évolution irrémédiable ? Il n’y a plus aucun doute quant au retour des religions et le péril de la montée de l’islamisme radical. Des régions entières du monde sont à présent concernées. On assiste bien à la montée de l’islam radical et conquérant. Au Moyen-Orient, c’est évident. Il n’y a plus aucune force pour s’y opposer. L’Afrique, le Sahel en particulier, sont aussi dans la visée. L’islam radical s’est affirmé. C’est une donnée avec laquelle il va falloir apprendre à vivre. Penser que l’on va pouvoir l’éradiquer par les actions militaire relève du passé. Cela n’est plus envisageable.

• Comment qualifier cette défaite en Afghanistan ? D’une certaine façon, cette défaite n’est pas que celle des Américains. C’est la défaite de l’alliance occidentale regroupée autour de l’Otan. Samuel Huntington prédisait qu’il n’y avait pas de guerre gagnable contre une autre civilisation et qu’il fallait tout faire pour l’éviter. Il en avait annoncé les périls. Cela confirme qu’aller guerroyer en terre, en civilisation étrangère, était quelque chose de relativement impossible...

• Pour vous, Huntington, l’auteur du Choc des civilisations, avait donc raison ? Huntington prédisait. La prédiction n’est pas la préconisation ! Depuis vingt ans on a beaucoup assisté à de nombreux conflits de type civilisationnel. Il avait dit que c’étaient des guerres ingagnables.

• Comment les États-Unis vont réagir aujourd’hui ? On a affaire à un séisme politique qui gagne les États-Unis. Il est clair qu’ils vont avoir plus de mal à gérer cette défaite que la manière dont ils ont surmonté celle de 1975. Là, il y a un débat interne, il y a division. Autant il y avait consensus sur le départ du Vietnam, autant là, il y a polémique.

• Vous évoquiez le Sahel. Que faut-il craindre ? Nous sommes dans la même situation. Au moment où les Américains quittent l’Afghanistan, en panique, la France fait la même chose au Sahel en disant qu’il n’ont qu’à commencer par se défendre eux- mêmes, nous ne sommes pas là pour se battre à leur place. On va tout faire pour quitter ces régions, éventuellement on va installer des bases militaires dans des pays voisins à partir desquelles on pourra surveiller, on va envoyer non plus des troupes mais des drones pour intervenir s’il le faut, mais de l’extérieur, sans engager nos militaires. C’est d’ailleurs la stratégie américaine qui a été mise en place en Afghanistan dès 2011 par Barack Obama et qui vient de s’appliquer. Le retrait des troupes américaines a pris dix ans, il y a eu des négociations. Mais ce qui compte, pour les Américains, ce n’est pas le sort des populations locales, ce n’est pas la nature des régimes, ils sont prêts à accepter qu’il y ait des pays dans le monde dirigés par l’islam radical dès lors que cela ne sert pas de base d’appui au terrorisme international. La France est dans la même position vis-à-vis du Sahel aujourd’hui. Qu’il n’y ait pas de soubresaut qui affecte le monde occidental. Le seul problème dont ils sont bien conscients, mais qu’ils ne savent pas gérer, c’est que dans ces pays où il y a ce type de régime, il y a des mouvements de population. Or, ce type de régimes radicaux va provoquer des mouvements de population. C’est d’ailleurs tout le sens de l’intervention d’Emmanuel Macron ce 16 août à la télévision. C’est toute la contradiction : contenir les vagues migratoires alors que moralement il faudrait les accueillir.

• Sur le plan diplomatique, tout de même, comment les relations vont-elle évoluer avec l’Afghanistan ? En vingt ans, il semblerait que les talibans ont fait de grands progrès en termes diplomatiques. Ceux de la première version, il y a vingt ans, étaient isolés diplomatiquement, cette fois c’est différent. La Chine et la Russie maintiennent leurs ambassades. Les puissances régionales comme la Turquie, l’Iran, le Pakistan, qui émergent de plus en plus du fait de l’absence des États-Unis, vont jouer un rôle important et vont chercher des relations avec le nouveau régime. Celui-ci ne sera pas isolé. Ce ne sera pas un État paria. Chacun va avancer ses pions. Le problème c’est que ce sera sur le dos des populations. Mais tout le monde, Chine comprise, va entretenir des relations. Même les États-Unis, c’est certain, vont laisser leur ambassade. Le gros perdant, c’est l’Inde.