Les analystes occidentaux mettent l’accent sur une nouvelle Chine devenue arrogante et agressive. Leurs démonstrations s’appuient le plus souvent sur des considérations idéologiques et morales faisant contraster « valeurs » occidentales et chinoises (traditions philosophiques et conceptions de la liberté et de la démocratie différentes, naïveté morale occidentale versus cynisme de la dictature communiste chinoise, respect des différents pays versus expansionnisme chinois de nature coloniale, etc.). Ces analyses relèvent davantage d’une raison morale que d’une raison historique et, à part l’appétit supposé féroce des Chinois pour le contrôle des marchés et matières, évitent toute référence à la dynamique matérialiste interne chinoise, qui, à mon avis, peut seule nous éclairer sur le stade actuel auquel est parvenue la Chine communiste. Les textes fondamentaux du Parti communiste chinois écartent d’emblée toute perspective actuelle de leadership mondial. Un horizon est fixé pour 2050 pour atteindre une société de moyenne prospérité, simultanément assez puissante militairement pour prétendre, non seulement dissuader tout agresseur, mais figurer à la deuxième place sur le podium mondial. Que signifie alors l’expression publique des irritations chinoises actuelles face aux critiques occidentales sur les droits de l’homme (Ouïgours notamment) ou la répression anti-démocratique à Hong Kong ou encore les actes expansionnistes dans le voisinage (menaces sur Taïwan, poussées en Mer de Chine du Sud, conflit avec l’Inde) ou, enfin, le « colonialisme » économique dans les pays du Tiers-Monde ? La Chine communiste a longtemps ignoré ou traité avec mépris ces offensives médiatiques occidentales. En janvier 1979, Deng Xiaoping, en visite aux États-Unis, répond en substance à une question sur les détenus politiques en Chine : « Si vous voulez que j’autorise dix millions de Chinois à venir aux États-Unis, j’en serais ravi. » Le débat fut clos. Aujourd’hui, les politiques chinois ne font plus dans l’humour mais dans le tac au tac en attaquant publiquement les Occidentaux sur leurs propres violations des droits de l’homme (esclavage américain, violences policières contre les Noirs, etc.). Ils lancent parallèlement des campagnes médiatiques à l’occidentale pour défendre leurs modèles d’intégration de Hong Kong ou des différentes minorités (Tibet, Ouïgours, etc.). Ils mettent l’accent sur la « bonne gouvernance » qui a permis à ces minorités d’accéder à un statut économique et social meilleur : mieux vaut une direction communiste vers le progrès qu’une stagnation sous la conduite de bonzes ou d’imams. Ce discours est le plus souvent à connotation morale. Cette raison morale, imitée de son usage occidental, met ainsi en valeur les programmes d’éradication de l’extrême pauvreté en insistant non pas sur la dynamique historique nationale d’accumulation, mais sur les micro-programmes individuels, qui ont permis aux gens de gagner plus et qui dégagent un parfum d’éthique protestante à la Max Weber. Il me semble donc que l’irritation actuelle des gouvernants chinois viendrait plutôt de leur occidentalisation que de leur différence. Ils ont depuis longtemps abandonné le bleu de travail maoïste pour adopter le costume cravate. L’appareil dirigeant communiste chinois semble se nourrir davantage de modes de pensée occidentaux que de philosophies confucéenne ou traditionnelle chinoise. Il analyse et réagit à l’occidentale, suivi en cela par une classe moyenne dont le style de vie copie de plus en plus le mode vie occidental. Mieux : les médias insistent souvent sur l’avance de la Chine en termes d’innovations de style de vie à l’occidentale. Bien qu’ils ne concernent qu’une minorité, les exemples qui viennent à l’esprit sont innombrables et divers : produits de consommation, modes et luxe, voyages et loisirs, spectacles (cinéma, musique), libertés des femmes, rapport aux animaux domestiques et à la nature, etc. Les économistes chinois se sont mis aux analyses occidentales. Outre l’adoption des modèles mathématiques et des algorithmes boursiers, ils pensent la croissance économique non pas en termes d’investissement et d’accumulation de classe mais en termes de consommation intérieure. D’après les déclarations officielles, les autorités projettent de se lancer dans une transition vers une économie plutôt tirée par la demande intérieure tout en misant davantage sur l’innovation et une intégration mondiale plus diversifiée (programme « ceinture et routes »). Tel est l’objectif retenu par le 14e plan quinquennal 2021-2025. L’organe d’information french.china.org.cn titre le 5 janvier 2021 : « La consommation, moteur de la croissance au cours du 14e plan quinquennal. » Un langage identique à celui de l’Insee par exemple qui considère la consommation comme le nouveau moteur de la croissance. Nous sommes loin du planificateur soviétique qui définissait en premier lieu un taux d’accumulation du capital d’où tout découlait. Déjà, nombre d’entreprises chinoises sont devenues plus actives en Chine que vers l’extérieur. Une « nouvelle frontière » à l’américaine ? L’économie chinoise ne semble plus avoir besoin d’autant d’investissements étrangers visant des coûts réduits, lesquels s’orientent dorénavant ailleurs (Vietnam, par exemple). Elle semble avoir atteint une maturité suffisante, conjuguant croissance et inégalités, qui fait penser à celle des pays capitalistes occidentaux des années 1960-1970. En cette époque de décolonisation des empires, ceux-ci s’étaient reconvertis vers une croissance tirée par la demande intérieure et le welfare state [1]. L’absence d’une libre inconvertibilité totale de sa monnaie dispense aussi la Chine, pour le moment, d’apports financiers extérieurs importants. On ne comprendrait pas autrement la gestion surprenante des événements de Hong Kong, place financière qui ne semble plus aussi vitale. Elle manifeste un sentiment de plus en plus affirmé d’une indépendance vis-à-vis de l’extérieur, non pas dans le sens d’une démarche isolationniste, mais, au contraire, de l’acquisition d’une capacité de négociation nouvelle dans une intégration mondialisée. Le pouvoir chinois semble afficher et affirmer davantage un statut de puissance devenue indépendante que celui d’une puissance dictant sa propre loi. Les projections des communistes chinois n’excluent pas cependant un statut de puissance impériale. Mais ils n’envisagent d’hégémonie chinoise que dans un très long terme. Pour le moment, les dirigeants chinois semblent plutôt soucieux de montrer que, pour réussir une intégration mondiale à leur façon, ils ne sont plus prêts à se plier aux règles qu’ils disent avoir été établies par les puissances occidentales dominantes. Ils veulent renégocier ces règles non pas en faisant la guerre ou en s’isolant, mais en affirmant une capacité de négociation indépendante dans une intégration mondiale dont ils veulent tirer davantage profit.
Ahmed HENNI est économiste et ancien professeur à l’université d’Artois.