LA CHRONIQUE DE RECHERCHES INTERNATIONALES

Impeachment : une nouvelle pièce de théâtre politique à Washington

Publié le 11 octobre 2019 à 17:08

On sait depuis avant même sa prise de fonction que Trump est un corrompu notoire et, depuis le début de son mandat, il viole la clause dite des « émoluments » . Sa famille, et notamment sa fille Ivanka, bénéficie de sa présence à la tête de l’exécutif américain. Lors du maintenant fameux coup de fil entre lui et le président ukrainien Zelensky qui fait la une des médias, il y a eu un autre moment de confirmation de la corruption Trump : le président ukrainien a pris soin de préciser que, lors de son séjour à New York, il avait choisi la Trump Tower.

> Par Pierre Guerlain Professeur de civilisation américaine à l’Université Paris Nanterre

Trump est aussi bien connu pour son racisme, son sexisme et ses flirts avec les rhétoriques de l’extrême droite, y compris antisémite, alors qu’il s’affiche en grand ami d’Israël. Il est aussi un climato-sceptique virulent qui participe activement à la destruction de la planète. On sait également qu’il est responsable de la situation de grande cruauté à la frontière avec le Mexique dans ce que la jeune députée Alexandria Ocasio-Cortez a appelé des « camps de concentration ».On comprend donc facilement pourquoi une grande partie des progressistes veulent se débarrasser de lui. L’annonce du lancement d’une procédure de destitution semble donc parfaitement adaptée et logique pour mettre fin à la carrière politique d’un odieux personnage.

Un lanceur d’alerte particulier

Pourtant, cette procédure n’a été enclenchée qu’à la suite d’un échange téléphonique avec le président ukrainien dans lequel il voulait obtenir des informations sur son rival démocrate, Joe Biden, ainsi que sur le fils de ce dernier, longtemps membre du conseil d’administration d’une société ukrainienne.

Ces demandes venant d’un président en exercice sont peu éthiques et probablement illégales. Probablement, car il n’est pas clair que Trump ait fait du chantage en demandant une contrepartie pour la livraison d’armes à l’Ukraine. L’affaire a débuté lorsque le témoignage d’une personne présentée comme un lanceur d’alerte a été révélée aux médias.

C’est alors que les bizarreries et incongruités se sont accumulées. La première, et certainement la plus significative, est que le lanceur d’alerte est un agent de la CIA et que cet agent, qui a passé du temps à la Maison Blanche, n’a pas entendu directement la conversation mais l’a reconstruite. Ce lanceur d’alerte soudain célébré par les Démocrates et les médias dominants qui les soutiennent est d’un genre bien particulier. Habituellement les lanceurs d’alerte des services secrets dénoncent des procédures de leurs organisations qui les pourchassent et les renvoient.

Les Démocrates ont une histoire de persécution des lanceurs d’alerte comme Assange, Manning, Snowden, Kiriakou, Drake, Sterling... Ces derniers finissent en prison ou en exil car ils dénoncent les mensonges ou manipulations du pouvoir. Les médias dominants qui avaient monté la théorie du complot du Russiagate sont ceux qui aujourd’hui montent au créneau, avec le soutien de la quasi-totalité des Démocrates car cette fois le comportement de Trump est sans nul doute problématique. Les mêmes médias et l’appareil du Parti démocrate n’avaient cependant pas évoqué une procédure de destitution lorsque Trump avait soutenu MBS, le prince saoudien responsable du meurtre de Khashoggi, ou l’Arabie saoudite qui lui achète ses appartements.

Corruption et lutte anti-corruption

Biden, qui était le vice président d’Obama, s’est vanté l’an passé d’avoir obligé les autorités ukrainiennes à virer Viktor Chokine, un procureur, au nom de la lutte anti-corruption en Ukraine. Comme son fils était devenu membre du conseil d’administration de Burisma, une entreprise inquiétée par le procureur, beaucoup ont voulu y voir une intervention népotique et illégale.

Les médias dominants ont expliqué qu’il n’y avait rien d’illégal dans l’emploi du fils Biden et qu’il n’y avait aucune preuve que Biden était intervenu en sa faveur. Il est néanmoins légitime de se demander pourquoi quelqu’un qui ne parle pas ukrainien, ne connaît pas l’Ukraine ou le secteur du gaz, qui est le cœur de métier de Burisma, est invité à rejoindre le conseil d’administration pour une rémunération de 50 000 dollars mensuels.

Par ailleurs, les États-Unis ne se préoccupent pas de la corruption en Arabie saoudite, en Israël ou au Brésil sous Bolsonaro. En Ukraine comme en Chine, la lutte dite anti-corruption est souvent le moyen pour le pouvoir en place d’éliminer ses opposants. La période de la présidence Porochenko a été caractérisée par un haut niveau de corruption, c’est pourquoi l’ancien président ukrainien est lui-même l’objet de poursuites pour ce motif.

Ce qui est perdu dans la discussion médiatique est aussi le fait que Biden intervient dans les affaires intérieures ukrainiennes et donne ses ordres impérieux et impériaux qui seront suivis d’effet. Biden avait été mentionné dans une conversation de 2014, juste avant le coup que certains appellent la «  Révolution de Maidan », entre Victoria Nuland et l’ambassadeur Pyatt pour organiser « cette chose » c’est à dire le coup d’État contre le président ukrainien corrompu mais élu, Ianoukovytch.

« Biden is willing », Biden est d’accord disait Nuland, d’accord pour une intervention impériale. Ce thème a totalement disparu du débat public. Ce qui manque aussi dans la discussion actuelle est le fait que Trump, contrairement à Obama, a autorisé la vente d’armes dites létales à l’Ukraine et qu’il est si populaire dans la Pologne anti-russe qui propose d’accueillir des troupes américaines dans un endroit nommé « Fort Trump ».

La procédure de destitution commence à la Chambre des représentants où les Démocrates ont la majorité et pourront donc facilement la lancer puis passer au Sénat, érigé en tribunal, où une majorité de 67 voix est nécessaire pour que le Président soit destitué. Étant donné que les Républicains ont une majorité au Sénat (53 sièges sur 100), il est peu probable que Trump soit destitué. Certains Démocrates espèrent faire évoluer l’opinion publique, et donc les Sénateurs républicains, pour arriver à leurs fins.

Le trumpisme sans Trump ?

Un certain nombre de commentateurs de gauche rappellent que lorsque Nixon a été menacé de destitution et qu’il a démissionné en 1974, la procédure concernait l’espionnage du parti démocrate mais pas les crimes de guerre de Nixon. Il en va de même avec Trump.

On entend dire parfois que, comme pour Al Capone, il vaut mieux attraper un criminel sur un chef d’inculpation secondaire, s’il n’est pas possible de le coincer sur des faits plus graves. Dans le cas de Trump, il n’est pas sûr du tout qu’il soit destitué, ce qui laisserait la place à Mike Pence, un Chrétien fondamentaliste tout aussi réactionnaire que Trump.

Les effets secondaires de la procédure sont par contre déjà évidents. Toutes les bonnes propositions et mesures avancées par la gauche du parti démocrate, telle le New Deal vert, l’imposition des hauts revenus et la fin des guerres inutiles seront noyées dans les flots de parole médiatiques concernant la destitution. Par exemple, 70 personnes ont été tuées par les forces américaines en Afghanistan lors des premiers jours de l’effervescence sur la destitution et les médias dominants n’en ont pas parlé.

De même que pendant presque trois ans, alors que Trump contribuait à la destruction de la planète, augmentait les crédits militaires et faisait des cadeaux aux ultra-riches, les médias disséminaient des informations souvent fausses et complotistes sur la Russie. Après la Russie, l’Ukraine, avec cette fois-ci un comportement indéniablement illégal mais qui ressemble à celui des Démocrates. Ceux-ci non seulement ont utilisé l’Ukraine pour trouver des informations contre Trump mais ont également sollicité des agents étrangers pour ce faire (dossier Steele).

Le théâtre politique de Washington n’est donc pas une opération de moralisation par élimination du corrompu en chef. Si Trump est, bien sûr, le désastre qu’il a toujours été, les Démocrates ne cherchent qu’à éliminer le symptôme d’une maladie qui affecte tout le système politique américain sans en soigner la maladie. Donc à garder le trumpisme sans Trump, même au risque de perdre la prochaine élection. Biden, du reste, a plusieurs fois exprimé son respect pour les ultra-réactionnaires que sont Pence ou Dick Cheney, qui était surnommé le Prince des ténèbres tant il était prêt à violer les lois de son pays. Aaron Maté a écrit l’un des meilleurs articles sur cette affaire qui n’en est qu’à ses débuts dans The Nation. Il serait plus sain dans une démocratie de sortir un dirigeant désastreux par les urnes que par un montage des services secrets. Une fois encore la célèbre phrase de Lampedusa dans Le Guépard se vérifie : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays. 6, av. Mathurin Moreau, 75167 Paris Cedex 19 Site : http://www.recherches-internationales.fr/ Mail : recherinter chez paul-langevin.fr Abonnements 4 numéros par an : 55 Euros, Étranger 75 Euros