Michael Moore, le cinéaste iconoclaste bien connu et soutien de Bernie Sanders, avait prédit la victoire de Donald Trump en 2016. Sa prédiction n’avait rien à voir avec les sondages qui eux prédisaient tous une victoire pour Hillary Clinton ; elle se fondait sur ses conversations avec des gens ordinaires, souvent de la classe ouvrière et principalement dans son État, le Michigan. Le cinéaste a fait la même pour l’élection présidentielle du 3 novembre 2020. Moore vient de publier un texte qui est un coup de colère : l’ancien gouverneur du Michigan, Rick Snyder, celui qui est responsable de l’empoisonnement de l’eau de la ville de Flint, d’où Moore est originaire, a apporté son soutien à Biden, soutien que celui-ci a accepté. Snyder fait partie des Républicains opposés à Trump et son soutien illustre bien la stratégie des Démocrates : mordre à droite sur l’électorat de Trump. Les victimes de l’empoisonnement de l’eau de la ville sont très majoritairement afro- américains. On voit donc ici le décalage hypocrite entre les déclarations du candidat démocrate qui se dit proche des Noirs et son désintérêt pour un aspect essentiel de la vie de ses concitoyens. Obama avait lui-même eu la même démarche de soutien à Snyder en faisant mine de boire un verre de cette eau pourtant impropre à la consommation. On pourrait considérer qu’il ne s’agit là que d’une erreur de parcours mais les Démocrates semblent accumuler les gaffes, erreurs et choix favorisant leurs donateurs plutôt que leur base ouvrière, de n’importe quelle origine ethnique. Les études sur la triche électorale montrent clairement que le Parti républicain organise les radiations d’électeurs des listes électorales, très souvent des électeurs issus des minorités ethniques et notamment noirs. Les Républicains cherchent à empêcher les étudiants de voter en jouant sur l’obligation d’avoir une photo d’identité homologuée et réduisent le nombre de lieux de vote pour provoquer de longues files d’attente le jour du vote. Les Démocrates ne se sont pas mobilisés contre un phénomène qui leur a déjà coûté l’élection en 2016 car Trump, qui a gagné grâce au système inique des grands électeurs, n’avait que moins de 80 000 voix d’avance dans trois États clés où la triche avait éliminé un grand nombre de votants. Le journaliste Greg Palast poursuit un travail d’investigation méticuleux sur ce sujet et il désespère de voir que les Démocrates, pourtant victimes de la fraude, ne la combattent pas. Déjà en 2000, alors que les Républicains avaient organisé la triche en Floride dont le gouverneur était Jeb Bush, le frère de George W. Bush, les Démocrates n’avaient pas mené le combat contre la fraude, préférant sauver le système inique qui donne un avantage à leurs adversaires. Ari Berman, auteur de Give Us the Ballot, arrive aux mêmes conclusions que Palast sur la triche organisée par les Républicains. En Géorgie en 2018, Stacey Abrams, une démocrate afro-américaine, a été privée de sa victoire précisément par les techniques de fraude décrites par Palast & Berman. Trump cherche à créer de la confusion dans tous les domaines et, de façon typique et orwellienne, accuse les Démocrates précisément de ce que font les Républicains : tricher aux élections. Il s’en prend aux votes par correspondance qui sont préférés par les Démocrates et à la poste, un service public qu’il cherche à détruire. Néanmoins, avant même ces attaques et contre-vérités trumpiennes, les votes par correspondance étaient souvent non pris en considération par les responsables des bureaux de vote pour des raisons fallacieuses (comme le type de timbre utilisé). Le vote par correspondance ne garantit pas que tous les votes seront comptés et il serait certainement plus porteur pour les Démocrates de se battre pour que le nombre de bureaux de vote ne diminue pas. On peut craindre une situation de chaos total le soir du 3 novembre avec un président lançant des accusations de triche s’il n’a pas gagné. Le candidat choisi par les Démocrates, Biden, n’a qu’un atout majeur dans l’élection : il n’est pas Trump. Les Démocrates jouent donc la carte du rejet de Trump dont il est inutile ici de rappeler toutes les caractéristiques tant les médias dominants les ont révélées (chaotique, raciste, misogyne, menteur sériel mais aussi ploutocratique et adepte des cadeaux fiscaux). Ce rejet de Trump n’est cependant, en dépit de la gestion erratique de la pandémie de Covid, pas total et l’élection est loin d’être jouée. Biden a quelques difficultés à être cohérent et à terminer ses phrases ; ce déclin mental est récent chez lui et fort inquiétant. Il est aussi fort loin d’être féministe puisqu’il avait été l’un des artisans de la diabolisation d’Anita Hill qui accusait le juge Thomas de harcèlement durant les auditions avant sa nomination à la Cour suprême en 1991 et il est lui-même accusé de harcèlement par plusieurs femmes. Il bénéficie du soutien officiel de Bernie Sanders et de Chomsky, au nom de la lutte contre Trump par n’importe quel moyen, mais il ne s’est pas prononcé en faveur d’une assurance santé universelle (Medicare for all) et il refuse d’envisager une réduction des crédits militaires, autre revendication de Sanders. Il fait partie des Démocrates qui ont voté pour la guerre en Irak et sont proches à la fois de Wall Street et du complexe militaro-industriel. L’appareil du Parti démocrate, qui avait déjà organisé la triche contre Sanders en 2016, l’a une nouvelle fois, sous la direction d’Obama et avec l’aide des médias dominants, calomnié afin de détruire sa campagne des primaires. Un des moyens utilisés pour le décrédibiliser a été une nouvelle version du Russiagate, en faisant croire qu’il était le candidat de la Russie pour qu’il soit choisi par les Démocrates afin de perdre face à Trump. Il faut noter que Trump, qui est accusé d’être la marionnette de Poutine, préside à la plus forte dégradation des relations entre États-Unis et Russie (fin des accords de limitation des armes nucléaires, soldats russes tués en Syrie, attaque contre le gazoduc Nord Stream 2…). Sanders a quand même choisi de soutenir Biden dont les choix politiques durant une longue carrière n’ont rien de progressiste mais ce dernier n’a fait que quelques annonces rhétoriques sur son rapprochement avec les idées de Sanders. Biden reste favorable à la fracturation hydraulique, ce qui ne peut le rendre populaire auprès d’un électorat jeune sou- cieux de protection de l’environnement, le Medicare for all est populaire auprès de 80 % des Démocrates mais Biden et sa colistière, qui sont proches des milieux d’affaires, ne veulent pas en entendre parler. Ceci a aussi un coût électoral.Biden et les Démocrates mettent en avant la diversité ethnique dans leur campagne et insistent beaucoup sur l’identité ethno-raciale et de genre de Kamala Harris, la colistière qui pourrait devenir présidente si Biden avait un accident de santé. Ils évitent de parler de classes sociales et de justice sociale. Kamala Harris est certes d’origine « non-blanche » mais elle appartient au petit groupe des 0,1 % les plus riches et elle s’est montrée très dure avec les faibles lorsqu’elle était procureure en Californie. Les Démocrates préfèrent donc continuer à jouer avec une théorie du complot qui ferait de la Russie l’arbitre des élections aux États-Unis, comme si l’argent des campagnes n’était pas américain, tandis que Trump met en place une théorie du complot du même genre avec la Chine en bouc émissaire. En préférant leurs donateurs milliardaires aux déshérités dans une société qui se délabre toujours un peu plus, les Démocrates prennent un gros risque : celui que le rejet tout à fait légitime de Trump ne soit pas assez fort pour gommer tous les manquements de Biden qui est lui-même fort problématique. À l’instar du philosophe afro-américain Cornel West, on peut donc dire qu’il faut d’abord virer le néofasciste de la Maison Blanche avant de mettre la pression sur le néolibéral Biden. Cependant, les choix des Démocrates risquent de ne pas faire baisser l’abstention, un facteur clé de l’élection. L’élection de novembre n’est pas entre la droite et la gauche mais entre deux ailes du même parti des affaires dont l’une est plus chaotique que l’autre.
> Par Pierre GUERLAIN, professeur de civilisation américaine à l’université Paris Nanterre