ENTRETIEN AVEC MICHEL ROGALSKI

Les ennemis des États-Unis se ressoudent

APRÈS L’ASSASSINAT DU GÉNÉRAL GHASSEM SOLEIMANI

par Philippe Allienne
Publié le 10 janvier 2020 à 19:32 Mise à jour le 7 février 2020

Très proche de la direction au pouvoir en Iran, le général Ghassem Soleimani faisait figure de héros populaire. Même s’il n’y tenait pas, le peuple l’aurait bien vu jouer un rôle important au sein du pays. Son assassinat par les États-Unis, le 3 janvier, rebat les cartes dans la région. Les explications de Michel Rogalski, chercheur et directeur de la revue Recherches Internationales.

Qu’est-ce qui a motivé le président américain pour faire assassiner, sur le sol irakien, le général iranien Soleimani ?

Même s’ils s’en défendent, les États-Unis cherchent un changement de régime à Téhéran parce qu’ils ne peuvent rien attendre du régime actuel par rapport à leurs objectifs. C’est le sens des sanctions économiques prises à l’encontre de l’Iran. Alors, ils créent un état de confusion tel que cela pourrait susciter des réactions poussant à un changement de régime.

Quelles sont les raisons de Donald Trump pour décider un acte aussi fort ?

La première est qu’il considère que l’accord sur le nucléaire ratifié en 2015 n’est pas suffisam ment draconien à ses yeux. C’est pour cela qu’il s’en est retiré. Pour lui, cet accord ne va pas empêcher l’Iran d’accéder à l’arme nucléaire et il écarte la question des travaux iraniens sur les missiles balistiques. Ensuite, Trump ne supporte pas l’influence de l’Iran sur la région.

Ne pense-t-il pas aussi à la prochaine présidentielle aux États-Unis ?

Cela lui permet d’abord de faire diversion avec la procédure d’impeachement ouverte contre lui et cela lui permet en effet de ressouder son camp à l’approche des élections présidentielles. Il avait commencé en récupérant les néo-conservateurs qui en avaient été écartés, et maintenant il se rapproche des évangélistes. Il a donc fait une opération de politique intérieure très forte. Il va pouvoir présenter dans son tableau de chasse non seulement le général Ghassem Soleimani mais aussi le dirigeant de l’État islamique qu’il a liquidé récemment. C’est le président qui rapporte des trophées. Par contre il a divisé le pays parce que l’opposition démocrate parle d’un bâton de dynamite dans la poudrière.

Michel Rogalski
Chercheur et directeur de la revue Recherches Internationales.
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Était-ce vraiment bien vu sur le plan de sa politique intérieure ?

En fait, il n’y a pas de critiques majeures sur le fond. Les Républicains le suivent. L’opposition démocrate s’en prend surtout aux conditions dans lesquelles cela s’est fait, c’est-à-dire la non transparence. Dans le même temps, les démocrates estiment que les conséquences sont immesurables et lui reprochent d’avoir joué à l’apprenti sorcier. L’opposition lui reproche aussi l’absence de vision stratégique face à l’Iran. D’autant que tout le monde reconnaît que cette action a créé le contraire de ce qu’il espérait faire.

C’est-à-dire ?

L’ assassinat a crée en Iran une certaine union sacrée contre les États-Unis, alors même que la situation en Iran s’était dégradée sous l’effet des sanctions économiques depuis déjà quelques mois. Cela avait provoqué des manifestations très sévèrement réprimées avec des morts à la clé. L’opposition américaine juge que Trump s’est tout à fait trompé en pensant qu’en assassinant le général, il allait fissurer le régime iranien. Par ailleurs, Trump parle d’envoyer 3 000 hommes au Moyen-Orient alors qu’il disait, il y a quelques mois, qu’il allait retirer ses troupes. Plus personne ne comprend sa politique. Du reste, on ne comprend pas où seraient déployés ces 3 000 hommes. Je ne suis pas sûr qu’en Irak ils soient bien accueillis. En fait, Trump joue avec le temps court. Il veut des résultats avant les élections alors qu’à l’’inverse les Iraniens sont dans la durée. C’est une autre façon de gérer le conflit.

Quelle est précisément la stratégie iranienne ?

La stratégie de l’Iran, qui consiste à s’inscrire dans la durée est une stratégie assez classique des faibles par rapport aux forts. Si l’on commet un acte inéluctable, on est immédiatement broyé. Donc si l’on veut tenir le coup, il faut être d’une grande prudence. La Chine l’a montré. Elle a eu une croissance à bas bruit mais s’est bien gardée de défier les États-Unis. L’Iran est un peu dans la même situation, elle ne peut pas se permettre l’affrontement brutal avec son ennemi. Voilà pourquoi l’Iran est obligé de jouer le temps, la durée et ne peut commettre d’impair.

Quels sont les objectifs de l’Iran ?

Il y en a trois. S’approcher de l’état de seuil d’un point de vue militaire, c’est-à-dire être capable, en moins d’un an, si jamais la menace se précisait, de devenir une puissance nucléaire. Ce n’est pas une volonté de se doter de l’arme nucléaire, c’est simplement aller jusqu’au seuil de tolérance au niveau international. Second objectif : développer un programme balistique et étendre son influence régionale sur des pays comme l’Irak, la Syrie, le Liban, le Yémen en s’appuyant sur l’arc chiite. En dernier ressort, elle aimerait englober l’Arabie saoudite, son ennemi principal dans la région.

Comment peut-il y parvenir ?

Pour arriver à ses fins, l’Iran a besoin de la levée des sanctions économiques. Son analyse est de dire qu’elle ne comprend pas être devenue le seul état pétrolier de la région à ne pas pouvoir exporter son pétrole, d’où ces attaques qui lui ont été attribuées contre les installations pétrolières d’Arabie saoudite il y a quelques mois, d’où sa menace non exécutée pour l’instant, sur le détroit d’Ormuz qui représente près de 30 % du trafic pétrolier maritime. Cette menace à mon avis est très élevée. Ce serait vraiment une déclaration de guerre à la fois aux États-Unis mais aussi à la communauté internationale. Je n’imagine pas que cela pourrait aller jusque-là. L’ Iran a peu d’alliés qui osent défier les États-Unis. Même la Chine, qui importait jusqu’à présent du pétrole iranien en violation de l’embargo américain, a provisoirement arrêté ses importations. Ce n’est pas sans signification.

Le général Soleimani s’occupait surtout de l’influence extérieure de l’Iran. Que va changer sa disparition ?

Dans la région, après l’assassinat, les cartes ont été remaniées, notamment en Irak et au Liban où la présence des troupes américaines est toujours débattue sur la place publique. Cette présence est de plus en plus contestée et des unions se forment contre elle. L’opinion publique au Liban et en Irak a basculé contre la présence américaine. C’est un fait nouveau. On a même vu le parlement irakien voter une résolution, il y a quelques jours, demandant le retrait des troupes américaines. Même si cette résolution n’est pas opérationnelle, cela en dit long sur l’état d’esprit de la population.

Jusqu’où Téhéran peut-il aller dans les représailles ?

Ne rien faire lui ferait perdre la face auprès de sa population et de ses alliés et il perdrait beaucoup de crédit dans la région. Mais la riposte aura des limites. La première est que le pays n’a pas les moyens d’entrer en guerre et de supporter des représailles massives. Il doit aussi éviter d’attirer Israël dans le conflit. Cela dit, les choix de cibles sont immenses tant il y a d’intérêts américains au Moyen-Orient. Le Golfe, sur terre, sur les bases américaines, les installations pétrolières... Mais la réponse doit être mesurée pour ne pas aller vers un engrenage qui deviendrait incontrôlable. C’est pourquoi les puissances extérieures au conflit, la Russie, la Chine, les pays occidentaux, cherchent tous l’apaisement. Elles veulent sauver l’accord sur le nucléaire. C’est leur point commun, mais elles ont peu de moyens d’action par rapport à une situation qui est en train de déraper. En réalité, l’Iran est sans allié dans cette affaire.

Quel va être le jeu des islamistes dans la région ?

Les États-Unis ont annoncé la suspension des opérations contre l’État islamique. Cela ne peut que donner du grain à moudre aux islamistes. Mais ce n’est pas un fait nouveau. À chaque fois qu’il y a une situation de chaos, cela renforce les islamistes qui s’en nourrissent. En résumé, deux questions se posent désormais : celle du renforcement du courant islamiste radical qui pourrait trouver là un moyen de renaître dans la région ; celle, d’autre part, de la présence des troupes américaines dans toute la région et du débat qu’elle suscite