Témoignage

Enfin sortis de l’enfer !

par CAMILLE DUHAYON
Publié le 6 mai 2022 à 11:05 Mise à jour le 5 mai 2022

Depuis ce 24 février, où l’armée de Poutine a attaqué l’Ukraine, plusieurs millions d’Ukrainiens ont quitté leur domicile. De nombreuses familles ont été accueillies en France. C’est le cas de Bohdan [1] et de sa mère Hanna [2] qui ont trouvé refuge dans une famille lilloise adhérente de l’association « Isba et Datcha ».

Bodhan, 44 ans, est professeur de français. Pas plus que sa mère, il ne souhaitait quitter Kharkiv où ils vivaient. Tous deux ont changé d’avis lorsqu’une bombe russe est tombée près de leur domicile. Pour lui, Lille n’est pas une ville inconnue. « J’avais servi d’interprète lors des nombreux échanges culturels entre Lille et Kharkiv », dit-il. Les deux villes sont jumelées et c’est dans ce cadre que l’association Isba et Datcha a été créée et participe aujourd’hui à la solidarité avec les Ukrainiens. « Ma mère et moi avons beaucoup attendu avant de nous décider à partir, raconte-t-il. Nous nous disions que la guerre va s’arrêter, qu’il va y avoir une trêve...Ceux qui avaient une voiture sont partis dès le premier bombardement. La rue Soumskaia - principale artère menant à Kiev - était envahie par des autos dont les toits étaient chargés de valises et de petits meubles. Je me suis décidé à quitter Kharkiv lorsque l’immeuble voisin a été bombardé. Nous n’avions plus d’eau, ni de gaz, seulement un peu d’électricité. La vie quotidienne était très pénible : à chaque alerte je descendais à la cave avec les autres habitants de l’immeuble. Nous y restions quelques heures ou toute la nuit et même quelquefois tout un week-end. » Là-bas, les magasins étaient vides. Certains avaient été brûlés et les autres pillés. « Nous étions ravitaillés par l’aide humanitaire. Bien sûr il fallait faire la queue : je me levais à 5 heures du matin et j’obtenais un peu de nourriture au bout de plusieurs heures : du pain, des pâtes, une brique de soupe allemande et du chocolat. » À présent sorti de l’enfer, il pense sans cesse à ses amis, à ses élèves qui sont toujours sous les bombes dans une ville complètement détruite. « Au début, je continuais à donner des cours de français par Skype à deux de mes élèves mais depuis hier ils ne répondent plus. Je ne sais pas ce qui se passe. J’ai le sentiment d’avoir déserté et je culpabilise. »

« 5 000 euros et tu passes ! »

Parmi celles et ceux qui sont restés : sa sœur et sa famille qui habitent le centre-ville. « Lorsque son mari a reçu un éclat d’obus dans la jambe, nous sommes partis à l’hôpital du quartier à moitié démoli. Là, aucun médecin. C’est le concierge qui a bandé le pied blessé. Alors tous les trois (le couple et leur fils de 7 ans) sont venus se réfugier chez nous, à Alexkavskaia - un quartier excentré qui n’était pas encore visé par les bombardements. Le petit Vania a de l’asthme mais n’a plus accès aux médicaments car toutes les pharmacies sont fermées. » Bohdan a supplié sa sœur et son fils de partir avec eux, mais elle n’a pas voulu laisser son mari. « C’était difficile de prendre la décision de tout quitter. Ma mère est quasiment invalide. C’est moi qui m’occupe d’elle : je fais sa toilette et lui prépare les repas. Elle avait besoin d’une canne pour aller de la chambre à la cuisine : je suis allé chercher dans l’appartement de ma grand-mère la canne oubliée par une amie française lors de son dernier séjour à Kharkiv. »  Le frère de Bodhan, sa femme et sa fille ont quitté la ville une semaine avant lui. Mais à Lviv, les militaires ont refusé de le laisser partir vers la Pologne. Pourtant il n’était pas mobilisable (atteint de cécité, il n’avait pas fait son service militaire). « Un soldat lui a dit : “5 000 euros et tu passes.” Bien sûr il ne les avait pas... Il est donc parti plus au sud dans les Carpates où il s’est réfugié dans un petit village pas encore bombardé mais où il neige encore. Il faut se chauffer et faire la cuisine grâce à un poêle à bois - la forêt est toute proche - et il faut aller chercher l’eau au puits du village… » Installé sur la terrasse du jardin de son hôte lillois, Bodhan fait le récit des jours d’horreurs vécus entre le 24 février et le jour de leur départ. La peur dès les premières explosions, l’effroi à la vue des habitations voisines détruites, les flammes, les sirènes, la fumée omniprésente, la cave où ils se réfugiaient. « Et puis un jour, se remémore-t-il en fermant les yeux, alors que je me trouvais dans notre appartement, j’ai entendu plusieurs sifflements et une explosion sourde, juste au pied de notre immeuble. J’ai cru que tout allait s’écrouler. »  Pendant leur traversée de l’Europe, lui et sa mère se sont fait voler tout ce qu’ils avaient emporté. Ils n’ont conservé que ce qu’ils avaient en poche : papiers d’identité, un peu de bijoux, quelques grivnias (monnaie ukrainienne). Le plus difficile était de se rendre à la gare centrale pour aller à Lviv. « Ma mère ne pouvait pas marcher jusque-là, même avec une canne. Le pasteur de l’église protestante “le cœur saint’’, dans mon quartier, a accepté de nous conduire en voiture. Il est arrivé à 4 heures, il nous a dit “vite, il faut partir à l’aube”. Il nous restait juste une heure pour prendre quelques affaires et nous sommes partis. Au fur et à mesure que nous approchions du centre-ville, nous découvrions des cadavres gisant à même le sol - personne pour les enterrer… »

Camp de réfugiés

Et il poursuit son récit : « À la gare centrale de Kharkiv, il y avait déjà du monde : des femmes et des enfants qui y avaient passé la nuit ! À 13 heures, nous sommes montés dans un train bondé. Ma mère a pu voyager assise et moi debout. C’est un train direct qui met habituellement 16 heures pour parcourir les 800 kilomètres jusque Lviv. Mais notre train a mis 26 heures car il lui fallait faire des détours pour éviter les endroits bombardés. En outre, à mi-parcours les Russes avaient bombardé le pont sur le Dniepr et il a fallu trouver un autre passage. À Lviv, ma petite cousine Xénia m’attendait et nous avons pu enfin prendre une douche (après six jours !) et manger à notre faim. » Après avoir fait la queue pendant deux jours, Bodhan et Hanna ont passé le contrôle. « Seuls les hommes de plus de 60 ans peuvent passer la frontière, les 18-60 ans sont des “réservistes’’. Moi j’ai été dispensé de service militaire car j’ai de gros problèmes de vue et en plus je suis soutien de famille. Nous sommes donc partis en train en direction de l’Allemagne. Là on nous a mis dans un camp de réfugiés, dans des baraquements entourés de hauts murs - cela rappelait aux grands-mères les camps nazis. Comme j’avais une adresse en France pour me réfugier, nous avons repris un train en direction de Bruxelles (avec plusieurs changements). À Cologne, une Allemande nous a interdit de monter dans le train alors nous avons changé de compartiment. À Bruxelles, nous avons manqué le train pour Lille. Un responsable de l’association Isba et Datcha est venu nous chercher en voiture. Nous sommes arrivés épuisés. Heureusement que nous sommes partis car désormais notre quartier est complètement rasé. » À présent, Hanna est allée faire un bilan de santé au CHR de Lille (les services médicaux sont gratuits pour les réfugiés ukrainiens). Elle doit soigner son diabète et un stent va lui être posé pour soulager son cœur malade. En Ukraine, cela coûte plusieurs milliers d’euros. Depuis trois semaines, leur quotidien est rythmé par les démarches administratives : préfecture, Office français de l’immigration et de l’intégration, assurance maladie. Ils prennent des nouvelles du reste de leur famille en les appelant par Skype tous les soirs. Le Secours populaire du Nord les aide beaucoup. Ils ont pu récupérer des vêtements et de la nourriture. Chaque semaine, de nouvelles familles kharkoviennes arrivent. Il reste beaucoup d’amis là-bas : Tatiana, qui peint les matriochkas vendues sur les marchés de Noël, Sveta et Katia, danseuses du groupe folklorique Zapovit venu à Lille en 2011, Nikola, l’apiculteur, les enseignants de NOUA, école avec laquelle avait été réalisé un échange d’écoliers avec celle des Bois-Blancs… Petit à petit, Bodhan et Hanna reprennent goût à la vie.

Notes :

[1Les prénoms ont été changés.

[2Les prénoms ont été changés.