Entretien avec Bruno Drweski

La Biélorussie par-delà les clichés 

par JACQUES KMIECIAK
Publié le 5 mars 2021 à 15:33

Cet été, la réélection du président Alexandre Loukachenko à la tête de la Biélorussie a entraîné une vague de protestation dans ce pays de dix millions d’habitants. Spécialiste des pays d’Europe orientale, l’historien et géopolitiste Bruno Drweski nous livre son analyse.

  • L’élection présidentielle du 9 août dernier a offert un sixième mandat à Alexandre Loukachenko. Ont-elles été truquées, comme le prétend l’opposition ? C’est toujours difficile à vérifier. Loukachenko a été officiellement élu avec 80 % des voix. Les sondages pré-électoraux lui donnaient moins, mais lui accordaient, de toute façon, la majorité. Après, qu’il y ait eu des pressions dans tel ou tel bureau de vote, on peut en discuter indéfiniment… Toujours est-il qu’il avait l’appui de 50 à 60 % de sa population. Cette élection a surtout été le prétexte pour… mettre le feu aux poudres. Le pays était déjà ciblé par des ONG locales dont les directions se trouvent en Pologne ou en Lituanie. Des ONG financées par des gouvernements étrangers.
  • Qui est sorti dans la rue ? Ce sont surtout les jeunes habitant Minsk et appartenant aux classes moyennes, qui se sont mobilisés. Ils sont liés au secteur de l’informatique privé florissant et branchés sur un mode de vie « Silicon Valley ». La dimension autoritaire du régime, la propagande assez pesante, la répression à l’encontre des médias d’opposition et le manque de libertés individuelles, sont pointés du doigt. Mais c’est au final l’ampleur de la répression tout à fait inattendue qui a poussé une partie supplémentaire de la population vers le mouvement de protestation. Ces manifestations n’ont toutefois pas été aussi massives que les médias occidentaux l’ont prétendu.
La « Guerre des Partisans » s’affiche sur les murs de Minsk, la capitale. La Biélorussie a perdu un quart de sa population pendant la Seconde Guerre mondiale.
© Jacques Kmieciak

-Peut-on assimiler cette mobilisation aux « révolutions colorées » de triste mémoire ? Du point de vue des liens tissés par les ONG, du financement à l’étranger, du rôle joué par les fondations Soros et Otpor notamment, ça en fait partie. La différence, c’est qu’ici, on tient compte de l’opinion publique. Si les manifestants utilisent le drapeau nationaliste traditionnel, aucun n’a osé brandir celui de l’Union européenne alors qu’à Kiev pendant le Maïdan en 2014, c’était le drapeau mis en avant. L’Union européenne ne fait plus rêver. Les Biélorussiens voyagent… Et si certaines choses les attirent à l’Ouest, ils ont bien compris qu’on n’y rasait pas gratis.

  • Comment ont réagi les classes populaires ? Loukachenko peut s’appuyer sur les paysans, les ouvriers et les fonctionnaires. Jamais la tentative de mettre les usines en grève n’a fonctionné. L’idée que si l’opposition arrive au pouvoir, on aura des privatisations, a fait basculer une partie de l’opinion dans le camp du gouvernement. Ainsi les privatisations sont majoritairement refusées en Biélorussie. Le danger ne vient pas que de l’Ouest, mais aussi des oligarques russes qui, sur place, peuvent compter sur le soutien d’anciens dignitaires de l’État. Ces oligarques aimeraient bien mettre la main sur les fleurons de l’industrie biélorussienne, de pointe dans certains domaines (machines-outils, etc.). Des raisons historiques liées à l’émergence d’un puissant mouvement paysan sur la scène politique au début du XXe siècle, mais aussi aux Révolutions de 1905 et 1917, ou encore à la « Guerre des partisans » menée, plus tard, contre les nazis, expliquent une conscience de classe plus aiguisée qu’ailleurs. De toutes les républiques de l’ex-URSS, c’est aussi celle qui a le plus gagné du passage au socialisme. Tout en restant un pays agricole, la Biélorussie s’est industrialisée de façon extraordinaire.
  • Quid des rapports avec la Russie justement ? Les deux pays sont liés par une alliance militaire. Loukachenko a joué relativement habilement en rappelant à Poutine que si la Biélorussie bascule dans le camp occidental et dans l’OTAN, c’est une catastrophe sur le plan stratégique pour la Russie. Moscou est à 500 km de la frontière. Poutine a sans doute fait passer le message à ces oligarques.
A Minsk, de larges avenues rappellent l’héritage soviétique.
© Jacques Kmieciak

-D’aucuns présentent la Biélorussie comme le dernier pays soviétique d’Europe. Comment se manifeste cet héritage ? Élu contre tout attente en 1994, Loukachenko a fait de son pays un pôle de résistance à la mondialisation capitaliste. Il a maintenu un secteur public prédominant et les prestations sociales de l’ex-URSS. Il existe toujours un système sanitaire de proximité et les gens d’origine populaire accèdent volontiers aux études supérieures, plus que dans les pays voisins. Le chômage y est quasiment inexistant. Le statut des femmes leur est particulièrement favorable. Même les étrangers reconnaissent que la population est bien formée et éduquée. Ce programme est resté populaire jusqu’à aujourd’hui même si une partie de la population semble fatiguée par un système qui fait plus de place au paternalisme qu’à la démocratie participative. Dans ce contexte, il faut raison garder et essayer autant que faire se peut de démêler le vrai du faux, les exagérations des évolutions réelles de l’opinion.

  • Comment se positionne le Parti communiste de Biélorussie (PCB) ? Le PCB prône la reconstruction de l’URSS et la restauration d’une économie publique planifiée, mais, dans les faits, il adhère à une ligne de socialisme de marché ; c’est ce qui explique sa présence au gouvernement… Son poids est cependant difficile à mesurer.
  • Comment a réagi le pouvoir ? Où en est-on aujourd’hui ? Le pouvoir a récemment réuni 2 000 personnes à Minsk dans le cadre d’un Congrès du peuple composé d’élus locaux, de représentants d’associations et de syndicats. Un consensus s’est dégagé en faveur du maintien du régime social existant et d’une réflexion sur une nouvelle Constitution qui sera soumise à référendum. On va bien voir si le gouvernement mène ses réformes à bien. Quant à l’opposition, elle reconnaît par la voix de Svetlana Tikhanovskaïa, sa cheffe de file en exil en Lituanie, ne plus avoir prise sur la population. Depuis deux ou trois mois, l’opposition navigue en basses eaux. La balle est bien dans le camp du pouvoir.

Propos recueillis par Jacques KMIECIAK

À lire : La dernière République soviétique. La Biélorussie : une oasis sociale, économique et politique en Europe ?, de Stewart Parker. Préface de Bruno Drweski. Éditions Delga. 22 euros.