Née à Chaumont d’une mère française et d’un père yougoslave, Catherine est encore adolescente lorsque ses parents s’installent en Serbie en 1973. Le 24 mars 1999, débutent, sans le feu vert de l’ONU, les bombardements de l’Otan qui invoque la protection des Albanais du Kosovo en quête d’indépendance [1]. Pour Catherine Krasojevic, il s’agissait d’« un prétexte. C’est aussi la religion orthodoxe qui était visée ». À l’heure où l’Occident rêvait d’une « économie de marché et de privatisation des actifs de l’État, sous Slobodan Milosevic [2], la Yougoslavie avait un système économique dans lequel les anciens modèles de propriété sociale de l’époque communiste prédominaient encore. De larges pans de l’économie appartenaient à l’État ou étaient contrôlés par les travailleurs », complète Neil Clark, un journaliste britannique.
« C’était terrible ! »
À l’époque, Catherine vit et travaille déjà à Belgrade. « On s’attendait à cette agression. Les autorités testaient le bon fonctionnement des sirènes. Elles nous avaient demandé d’aménager nos caves », se souvient-elle. Déjà éprouvée par les sanctions économiques, la « troisième Yougoslavie », alors composée de la Serbie et du Monténégro, fera l’objet d’attaques aériennes de mars à juin 1999, durant 78 jours [3] . « Si on ne l’a pas vécu, c’est difficile à imaginer. C’était une période très, très difficile. On manquait de provisions, d’électricité. On passait la nuit dans les caves. C’était terrible. Le plus angoissant était d’entendre le ronronnement des moteurs des avions avant l’attaque », précise-t-elle. Ces bombardements touchent des bâtiments stratégiques comme le ministère de la Défense, mais aussi le siège de la télévision nationale RTS « considérée comme un instrument de propagande, avec une vingtaine de victimes à la clé touchées en plein direct ». Au total, 500 civils auraient perdu la vie. Un pilonnage qui provoque « un sentiment de révolte au sein de la population. Nous sommes un peuple fier. Nous voulions montrer au reste du monde que nous n’avions pas peur. Chaque soir, nous nous rassemblions pour protéger les ponts de Belgrade. Il s’agissait de moments durs et forts à la fois. On en veut à l’Otan, aux États-Unis et surtout à la Grande-Bretagne. On considère qu’au XXe siècle, c’était terrible de bombarder une capitale au cœur de l’Europe. La Yougoslavie de Milosevic était isolée sur le plan diplomatique, et pourtant, dans un conflit, il n’y a jamais de responsable unique. On n’exprime pas de haine, mais on ne peut pas oublier », soutient Catherine.
« Non aux sanctions ! »
Aujourd’hui, ce traumatisme s’impose « dans les conversations à la faveur de la guerre en Ukraine ». En Occident, la Serbie est souvent présentée comme un bastion prorusse. Une version que notre interlocutrice conteste : « Nous soutenons l’Ukraine et accueillons ses ressortissants qui fuient la guerre. Mais nous refusons la logique des sanctions économiques, car nous les avons vécues. Ses principales victimes sont les habitants du pays, pas les dirigeants. Ce sont les gens qui souffrent. Les enfants nés de 1991 à 1999 ont été en quelque sorte sacrifiés. Ils ont été privés d’un tas de chose, d’accès à l’informatique, du droit de voyager, etc. Ici, nous avons mis quinze ans à nous remettre et encore, la question du Kossovo reste en suspens. » Elle dénonce aussi toute logique d’escalade militaire via la livraison d’armes à l’Ukraine, qui pourrait déboucher sur une confrontation nucléaire. « De voir l’Ukraine détruite, je suis suffoquée. Il faudra la reconstruire ensuite. J’ai envie de secouer Zelensky et Poutine pour qu’ils trouvent une solution », lance-t-elle, férocement attachée à une solution diplomatique, mais un rien désabusée.
Quid de la Yougostalgie ? À la Libération, en rupture avec la Yougoslavie monarchiste de l’entre-deux-guerres, est fondée la République fédérative socialiste de Yougoslavie. Elle est composée de la Serbie et du Monténégro, mais aussi de la Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, de la Macédoine et de la Slovénie. À la tête du Parti communiste yougoslave, Josip Broz Tito (1892-1980) dirige le pays de 1945 jusqu’à sa disparition. Pour Catherine, « la nostalgie du titisme, c’est du passé. Elle était d’actualité durant la guerre. Nous vivions difficilement ». Elle reconnaît qu’à l’époque de la Yougoslavie socialiste, « nous vivions en sécurité. Personne n’aurait envisagé une guerre à l’intérieur de nos frontières. À la tête du mouvement des non-alignés, la Yougoslavie jouissait d’un grand prestige sur le plan international. Quand Tito s’en est allé, tout a volé en éclats ». Contrairement à d’autres pays de l’ex-bloc soviétique, la Serbie n’a cependant pas fait l’objet d’une politique de décommunisation via des débaptisations de rues ou des démantèlements de statues. « Ici, on ne pratiquait pas le culte de la personnalité », soutient Catherine. À Belgrade, un musée d’histoire rappelle toujours les spécificités d’un État multiethnique qui, en 1948, prenait ses distances avec l’URSS. À proximité, le mausolée où repose Tito rappelle son rôle dans la construction de la Yougoslavie socialiste.