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Ukraine

Vingt ans de fragmentation nationale

par Philippe Allienne
Publié le 10 mars 2022 à 21:05

Depuis qu’il a engagé l’armée russe en Ukraine, le 24 février, Vladimir Poutine court vers l’escalade. La veille de la réunion des dirigeants européens à Versailles, ce jeudi 10 mars, et alors qu’était programmée une réunion de négociation en Turquie, les Russes ont bombardé l’hôpital pédiatrique de Marioupol, faisant au moins trois morts dont une fillette et de nombreux blessés. La promesse de ne pas viser les civils est caduque. Comment en est-on arrivé à ce conflit armé qui semble avoir surpris tout le monde ?

Il nous faut au moins remonter à novembre 2013, lorsque le président ukrainien de l’époque, Viktor Ianoukovytch (élu en 2010) refuse de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Face à la contestation populaire (les manifestations sur la place Maïdan), il est contraint d’abandonner le pouvoir. Le gouvernement qui lui succède est composé d’anciens ministres, de technocrates pro-occidentaux et de nationalistes. Il ne peut empêcher la tenue d’un référendum local qui conduira la Crimée (dont les habitants sont à majorité russes) à être intégrée à la Russie. Ce référendum n’est reconnu ni par Kiev, ni par la communauté internationale. C’est le début d’un autre conflit, celui du Donbass, à l’est du pays. Les combats ont lieu à Donetsk et à Lougansk et voient s’affronter des forces sécessionnistes (soutenues par la Russie) et l’armée régulière ukrainienne que renforcent des bataillons de volontaires essentiellement nationalistes. Lorsqu’un cessez-le-feu est signé, début septembre, on compte plusieurs milliers de morts et, selon le HCR, 500 000 réfugiés dans d’autres régions d’Ukraine et en Russie. À partir de là, on imagine le désir de Vladimir Poutine de s’emparer de l’ensemble du Donbass (dont deux enclaves sont actuellement autoproclamées séparatistes) pour le « russifier ». C’est d’ailleurs ce qui explique que, au début de la guerre actuelle, on ne croyait pas à une offensive sur l’ensemble du territoire ukrainien et, en particulier, sur la capitale. On devine par ailleurs que le Kremlin avait fort peu apprécié la « révolution orange », dix ans plus tôt, de novembre 2003 à janvier 2004. Ces événements avaient été déclenchés après l’élection présidentielle qui avait abouti à l’élection de Viktor Ianoukovytch, soutenu par la Russie. Au final, un nouveau vote est organisé le 26 décembre 2004 et les pro-européens Viktor Iouchtchenko et Ioulia Tymochenko accèdent au pouvoir. L’Ukraine se rapproche alors de l’Otan dès ce moment. Mais pour en revenir à 2014 et à l’après Maïdan, le désormais homme fort de l’Ukraine, l’homme d’affaires Petro Porochenko, un libéral, privilégie une approche euro-atlantiste de son pays. Le Parti communiste ukrainien a quant à lui les bras coupés. Porochenko va aussi s’attacher à réviser le statut de la langue russe dans les régions russophones de l’est de l’Ukraine. Ces dernières souhaitaient une fédéralisation de l’État. L’unité nationale du pays est mise à mal d’autant que les régions occidentales de l’Ukraine portent une histoire très différente et les mouvements nationalistes, qui ont collaboré avec l’occupant nazi durant la Seconde Guerre mondiale, sont populaires. Dans un article qu’il a publié en novembre 2014 dans La Revue du Projet, le géographe Julien Thorez (chargé de recherches au CNRS) écrivait que « ces disparités, qui témoignent des difficultés de l’État ukrainien à forger un discours national permettant à l’ensemble du corps social de se construire un avenir commun, sont instrumentalisées par les acteurs politiques et géopolitiques depuis le début de la crise. Les uns accusent les autres d’être des “fascistes” ou des “banderistes”, du nom du leader nationaliste ukrainien S. Bandera qui avait collaboré avec l’Allemagne nazie ; les seconds dénoncent les premiers d’être les alliés d’une Russie toujours animée par des ambitions impériales. C’est dans ce contexte de fragilisation de l’unité nationale que la Crimée a fait sécession et a été annexée par la Fédération de Russie. Ce déplacement de la frontière est une modification inédite de la carte politique issue de la dissolution de l’URSS, quoique des régions de Moldavie (Transnistrie) et de Géorgie (Abkhazie, Ossétie) aient déjà déclaré leur indépendance, avec le soutien d’une Russie voyant dans ces États de facto un moyen de pression sur les pays proches. » Huit ans plus tard, l’Ukraine est presque à feu et à sang. Le président qui a succédé à Petro Porochenko le 20 mai 2019, Volodymyr Zelensky, ne peut plus aujourd’hui s’appuyer sur son personnage fictif qu’il interprétait lorsqu’il était comédien et humoriste. La réalité qui le rattrape est bien plus cruelle.