Beyrouth

Le système libanais explosé

Publié le 11 septembre 2020 à 15:30

L’explosion du 4 août est une catastrophe majeure aux énormes conséquences pour le Liban. La solidarité internationale devait s’exprimer. L’engagement de la France était attendu. Cependant, tout de ce qui touche au Liban doit être considéré avec l’histoire nationale spécifique de ce pays, et avec les contraintes géopolitiques qui ont fait de celui-ci un espace de rivalités et de guerres, comme autant de manifestations du jeu des puissances au Proche-Orient. Les Libanais paient le coût d’un système obsolète, de la corruption, des pratiques communautaristes et confessionnelles. Ils paient aussi le coût des visées et des intérêts stratégiques qui s’affrontent. Il faut que le peuple libanais soit malgré tout conscient de son destin commun pour avoir jusqu’ici résisté à tant d’années de divisions, de conflits et d’ingérences multiples. Mais la réalité est là. Et les risques aussi. Le Liban n’est pas souverain. Il est à la merci des interventions extérieures et des confrontations de puissances. Certes, avec les crises et les guerres en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen, avec les tensions dans le Golfe persique et en Méditerranée orientale, l’enjeu libanais a perdu de sa « centralité » des années 80. Pourtant, dans ce nouveau contexte, le Liban est encore un élément important du dangereux puzzle conflictuel régional. La France est souvent présentée comme la puissance occidentale « en charge » de ce qui s’y passe. Elle se considère elle-même comme titulaire de cette fonction... on pourrait dire de ce mandat, tellement son action d’aujourd’hui rappelle, précisément, les mandats d’administration coloniale institués en 1920 au Liban et en Syrie par la Société des Nations, après la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l’Empire ottoman. La catastrophe du 4 août constitue un révélateur et un amplificateur de la crise libanaise. Celle-ci est à la fois économique, financière, institutionnelle et politique. Il s’agit d’une véritable faillite d’État. Ce qui a aussi, et finalement, explosé... c’est le système libanais qui est l’objet, depuis octobre 2019, d’un soulèvement populaire de grande ampleur au sein duquel la jeunesse joue un rôle majeur. On y parle de révolution. On y scande le mot d’ordre des soulèvements arabes : « Le peuple veut la chute du régime. » Le pouvoir français a donc bien saisi l’enjeu : on ne peut laisser faire sauf à risquer un véritable effondrement national (on y est déjà...), et une nouvelle phase d’affrontements, voire de guerre civile. La France ne peut imposer son poids « traditionnel » et son influence dominatrice sans intervenir très directement. Pour elle et pour ses partenaires occidentaux, elle prétend vouloir éviter le pire. Mais elle a d’autres raisons. Elle s’inquiète en particulier de la pression de la Turquie et de la Russie en Méditerranée orientale et dans le monde arabe, avec les initiatives d’Erdogan pour l’exploitation des considérables réserves de gaz dans cet espace maritime complexe et contesté. Dans le grand jeu de la compétition des puissances et de tous les acteurs politiques (Arabie Saoudite, Iran, États-Unis, Israël, Émirats arabes unis...), les autorités françaises s’alarment des mutations dans les rapports de forces. Elles ne veulent pas laisser le champ libre à quelques autres nouveaux ou anciens prétendants. Comme si l’ex-colonisateur voulait et pouvait « en même temps... » contrer Ankara, Téhéran et Moscou, en se revendiquant de quelque droit historique à une sorte de préemption unilatérale sur le pays du Cèdre. Le quotidien en français L’Orient-Le Jour a révélé que les autorités françaises ont transmis fin août aux dirigeants libanais une feuille de route devant guider l’action du gouvernement pour l’avenir dans quatre domaines décisifs : aide humanitaire, reconstruction, réformes politiques et économiques, élections législatives anticipées. Cette feuille de route inclut un audit exhaustif des finances de l’État, la réforme des marchés publics, le contrôle des capitaux, une réorganisation du secteur de l’électricité... Le Parlement devra adopter les lois nécessaires pendant une transition gérée par un « gouvernement de mission ». Ce processus définit des choix politiques, accompagnés d’un calendrier, d’un mécanisme de suivi et d’une menace explicite de sanctions punitives, exprimée clairement par Emmanuel Macron dans un entretien accordé au magazine américain Politico, le 1er septembre. On peut qualifier cela de véritable mise sous tutelle. Le Président français a beau s’en défendre, il réinvente de facto le protectorat colonial, avec une pratique plus... « moderne », la conditionnalité obligatoire des aides. Celles-ci sont en effet soumises à la mise en œuvre du programme d’ajustement structurel néolibéral du FMI, tel qu’il a été défini dans un document du 10 juillet 2019 pudiquement intitulé « déclaration de fin de mission... ». Comment un programme d’austérité sociale pourrait-il aider à sortir le Liban de la crise, du chômage massif, de la pauvreté grandissante... ? Et ce n’est pas le seul problème. Comme l’écrit Issa Goraieb dans L’Orient-Le Jour du 2 septembre, « on n’a pas fini de se demander par quelle suicidaire reconversion les ripoux de la République pourraient, même forcés, se muer en vertueux réformateurs. Encore plus problématique s’annonce la recherche d’un nouveau système libanais ». Le défi est colossal. Il ne peut donc y avoir d’issue sans consensus libanais, sans un engagement multilatéral, sans une mission légitime dans le cadre des Nations unies. Mais un tout autre acteur,qui n’a pas dit son dernier mot, pourrait faire la décision : le peuple libanais lui-même. Souhaitons-le ardemment. En vérité, la décomposition libanaise apparaît comme une expression de la crise de l’ordre international libéral qui déstructure le monde capitaliste. Il faudra bien plus que le volontarisme surjoué et peu crédible de l’actuel Président français pour y faire face.

Jacques FATH, spécialiste en relations internationales